
La Docteure X suit près de 2 500 salarié·es du secteur du nettoyage, mais aussi de l’hôtellerie. Elle observe, quotidiennement, les conséquences dramatiques, tant médicales que sociales, de l’externalisation du travail dans ces domaines d’activité. D’année en année, les cadences infernales brisent un peu plus les corps de ces travailleuses et travailleurs. Et, comme elle l’observait en aparté, on ne les nomme pas « les invisibles » par hasard.
En quoi consiste votre rôle en matière de prévention et de santé au travail ?
Dr X : Il y a d’abord tout ce qui relève du suivi médical individuel et, ensuite, de l’action en milieu de travail, c’est-à-dire en lien avec l’entreprise : aller voir les postes, considérer les risques professionnels dans l’entreprise et échanger avec les employeurs. L’hôtellerie et le nettoyage sont les deux principaux secteurs dont je m’occupe.
Les services de santé au travail ont beaucoup évolué. Auparavant, il n’y avait que des médecins du travail ; désormais, nous travaillons en équipe pluridisciplinaire, avec des infirmiers, des préventeurs techniques – ce sont des intervenants en prévention des risques professionnels –, mais aussi avec des assistants en santé au travail qui vont sur les lieux de travail. Le suivi médical, et plus particulièrement tout ce qui relève de l’aménagement de poste et de l’inaptitude – car le nettoyage est un secteur où il y a beaucoup d’inaptitude, de même dans l’hôtellerie – est pris en charge par le médecin. Mon rôle est aussi de m’occuper du maintien en emploi, autant que possible, et de prévenir la désinsertion professionnelle. Les salariés de ces deux secteurs sont extrêmement exposés à ce risque. On essaye, au maximum, de les maintenir en emploi, mais il y a un moment où ce n’est plus tenable. L’inaptitude est un enjeu crucial qui nous préoccupe de plus en plus, du fait de ses conséquences sociales néfastes.
Quelles sont les caractéristiques principales – s’il y en a – de la surveillance médicale des travailleuses et travailleurs étrangers ?
Les particularités sont surtout liées aux risques professionnels propres à l’activité exercée, mais le faible niveau de qualification, l’illettrisme ou l’analphabétisme et les difficultés en informatique aggravent la situation des personnes immigrées. En pareil cas, c’est quasiment impossible de reconvertir un salarié, et cela se finit généralement par un licenciement pour raison médicale. Les aides sociales existantes prennent parfois le relais, mais pas toujours… Les salariés que je rencontre souffrent surtout de troubles musculo-squelettiques : ces maladies professionnelles sont liées aux gestes répétés, aux postures de travail, au port de charges. Les risques psychosociaux existent, comme dans d’autres métiers, mais la plupart du temps, les aménagements de poste et les inaptitudes sont corrélés à des problèmes locomoteurs, aux troubles articulaires multiples. C’est une population précaire, tant sur le plan médical que social, qui souffre également de pathologies chroniques sur lesquelles se greffent toutes les atteintes musculo-squelettiques liées au travail, avec des déclarations de maladies professionnelles à la pelle. (...)
Il y a des intrications entre les difficultés de prise en charge médicale et la précarité. Dans le nettoyage, c’est particulièrement visible : ces salariés à temps partiel, payés bien en dessous du Smic, se retrouvent à devoir choisir entre manger, se loger et se soigner. Avec les assistantes sociales, on essaye de faire ce qu’on peut… En fait, ce sont des populations extrêmement vulnérables, mal suivies et mal conseillées. Certains salariés continuent de travailler alors qu’ils devraient être en arrêt de travail ou à la retraite. (...)
Observez-vous une évolution des conditions de travail, et par ricochet, du profil des personnes déclarées inaptes ?
Elles sont inaptes de plus en plus jeunes, et c’est ce qui est inquiétant. Auparavant, c’était plutôt autour de 60 ans, aux alentours de l’âge de la retraite. Maintenant, j’ai tendance à en voir de plus en plus qui ont 40, 45 ans, voire plus jeunes. Il n’y a pas d’étude pour savoir ce qu’ils deviennent. Ils ont des maladies ostéo-articulaires de partout, ils ont des atteintes des épaules, des coudes, des poignets, des genoux avec des maladies professionnelles multiples pour lesquelles ils perçoivent une indemnisation rudimentaire, lorsqu’elles sont reconnues par la sécurité sociale.
Comment expliquer cette tendance ?
Les cadences ont, à mon sens, fortement augmenté. Dans le nettoyage notamment, il y a un système de transfert d’entreprise : tous les deux ou trois ans, les donneurs d’ordre font des appels d’offre et prennent, à chaque fois, « le moins disant », celui qui leur coûte le moins cher, qui diminue le nombre d’heures sans augmenter le nombre de salariés. De fait, les cadences s’accélèrent au fil du temps. Les salariés sont transférés au nouveau prestataire. Et, au bout de dix ou vingt ans, à répéter les mêmes gestes, et ce, toujours plus rapidement, à faire de plus en plus de tâches en un temps réduit, les salariés sont cassés, plus vite et de plus en plus jeunes.
On n’a aucune prise sur les donneurs d’ordre. (...)
Avez-vous été confrontée à des situations où des salariés ont renoncé à déclarer un accident de travail ou une maladie professionnelle ?
Sur les accidents du travail, cela peut arriver parce que les salariés sont mal conseillés, et plus rarement, il peut y avoir des pressions des employeurs pour ne pas les déclarer. En revanche, les maladies professionnelles sont méconnues et plus compliquées à déclarer. C’est un parcours du combattant : il faut avoir un médecin bien formé qui accepte de le faire, en utilisant les bons formulaires ; ensuite la sécurité sociale étudie le dossier et, si elle refuse, il faut un passage en comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles… Par ailleurs, l’assurance maladie demande désormais aux salariés de remplir des questionnaires sur son site, ce qui est problématique pour toutes celles et ceux qui ne maîtrisent ni la langue ni l’informatique. Souvent nous introduisons la procédure, qu’il nous faut ensuite suivre. Une fois la maladie professionnelle reconnue, le parcours reste ardu : il peut y avoir des rechutes qui peuvent être refusées. Souvent, les salariés n’ont pas une mais deux, trois, voire quatre maladies professionnelles… Tant les salariés que les médecins ne s’y retrouvent pas, et la sécurité sociale non plus. C’est une vraie catastrophe pour les salariés qui se retrouvent ainsi en difficulté. Donc les maladies professionnelles sont évidemment sous-déclarées, et, d’une façon générale, elles ont plutôt tendance à s’aggraver.