Du 23 au 25 octobre 2025, au Festival Sabir à Palerme, s’est tenue la 56e édition du Tribunal Permanent des Peuples portant sur les violations de droits des personnes migrantes au Maghreb. Durant trois jours, des expert.es, des survivant.es des routes migratoires, des défenseur.euses des droits humains, sont venus témoigner auprès de la cour.
Les éléments présentés devant le tribunal sont le fruit d’un travail de plusieurs années de documentation par des chercheur.euses et des défenseur.euses des droits humains, dont le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES) et la Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR), tous deux membres de Migreurop. Cette collecte de données a permis de documenter minutieusement les violences et atteintes aux droits subies par les migrants en Mauritanie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Libye, et de mettre en évidence la responsabilité des Etats maghrébins, de l’Union Européenne et de plusieurs Etats membres.
A la fin des trois jours d’audience, les juges ont publié cette déclaration préliminaire, en attendant le verdict final.
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Convaincu de la gravité des faits relatés par l’acte d’accusation et confirmés par les différents témoignages, le Tribunal condamne les violations des droits humains des personnes migrantes et notamment :
– les atteintes graves au droit à la vie, à la liberté, à la sûreté et à la non-discrimination (articles 6, 7, 9 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques),
– la violation de l’interdiction absolue de la torture (article 3 de la Convention contre la torture),
– la pratique de la traite des personnes, en violation des dispositions de la Convention de 1951, pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui
– la violation du principe de non-refoulement (article 33 de la Convention de Genève),
– la violation des dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, 1982, et notamment l’obligation de sauvetage,
– les exactions sexuelles,
– la militarisation croissante des frontières et l’usage systématique de la force,
– la prolifération de centres de transit et des lieux de détention, souvent en dehors de tout cadre légal, transformés en lieux de tortures, d’assassinat, de viols, et de disparitions ;
– la criminalisation des personnes migrantes, poursuivies pour entrée ou séjour dits irréguliers, et privées de garanties procédurales,
– la violation des dispositions de la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
– la criminalisation de la solidarité, à travers des poursuites judiciaires ou des pressions administratives visant des associations, ONG, des avocats, des journalistes ou des citoyen·nes ayant porté assistance à des personnes migrantes, notamment lors de sauvetages en mer, d’hébergements d’urgence ou de conseils juridiques,
– la diffusion généralisée de discours racistes et xénophobes, y compris par certaines institutions ou personnalités officielles, alimentant la stigmatisation et la répression des personnes migrantes et notamment les femmes, les enfants et les personnes LGBTQI+,
– l’externalisation des frontières de l’Union européenne vers des pays tiers,
Convaincu aussi que certaines de ces violations peuvent être considérées comme des crimes contre l’humanité,
Le Tribunal constate :
– le caractère délibéré et systématique de ces violations. En effet, il s’agit de politiques et pratiques qui ne constituent ni des accidents isolés, ni de la simple négligence, mais relèvent d’une volonté politique structurée dont les effets sont tragiquement prévisibles : morts et disparitions en mer et dans le désert, détention et traitements inhumains, violences, extorsion, racisme institutionnalisé.
– L’importance de l’héritage historique esclavagiste des pays du Maghreb, où le racisme légitime les violations des droits des personnes migrantes noires ;
Le Tribunal tient pour responsables de ces violations :
Tous les Etats maghrébins (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Lybie), l’Union européenne et certains de ses Etats membres,
Le Tribunal, tout en reconnaissant l’existence de responsabilités individuelles, n’est pas en mesure de les établir. Il retient donc la responsabilité des Etats et des Organisations, des responsabilités communes mais différenciées.
Le Tribunal, suite entre autres, aux témoignages poignants, reconnait que les cinq Etats maghrébins se rendent coupables de pratiques systématiques d’arrestations arbitraires, d’expulsions collectives, de déplacements forcés et de déportations vers des zones désertiques ou des frontières militarisées, exposant sciemment des milliers de personnes à la traite, à la faim, à la soif, à la torture, à la mort ou à la disparition. Ils ont maintenu ou toléré l’existence de centres de détention illégaux, insalubres et inhumains où règnent la maltraitance, la violence sexuelle, la privation de liberté sans fondement légal et en l’absence de tout contrôle judiciaire.
Le Tribunal, attire l’attention, dans le cadre de l’établissement des différentes responsabilités sur la situation particulière de la Lybie. En effet, cet Etat connait depuis 2011 une absence de stabilité politique et sécuritaire et la prolifération de groupes armés et de milices qui ont fait du trafic et de l’exploitation des migrant.e.s une source de rente.
Le Tribunal retient la responsabilité de l’UE, de certains de ses Etats membres, de ses agences en particulier Frontex et ses prestataires de services. Il constate l’aggravation des violations, malgré les recommandations et signalements faits par ses précédentes sessions, concernant les violations des droits des personnes migrantes. Cette situation se reflète par la mise en œuvre de politiques d’externalisation de ses frontières et d’accords sécuritaires et financiers.
Devant cette situation grave et qui sacrifie annuellement la vie et la dignité humaine de milliers de personnes et notamment des personnes noires venant de l’Afrique subsaharienne,
– le Tribunal appelle les organisations et parties concernées à continuer à documenter les parcours des migrant.e.s, à tenter d’identifier les personnes disparues et à clarifier les mécanismes répressifs mis en œuvre dans le cadre de la coopération Maghreb-Europe, intermaghrébine et transnationale,
– Il appelle également à contribuer à présenter une image claire, transparente et réelle des violations, à remédier à leur invisibilisation, et à dépasser la dimension uniquement chiffrée des données.
– Le Tribunal retient la responsabilité directe ou indirecte des États et des organisations concernés dans les violations commises, y compris celles qui peuvent être considérées comme des crimes contre l’humanité.
– Le Tribunal incite les parties concernées à mener des actions à la fois contentieuses et politiques, ayant pour objectif la cessation des pratiques illégales et inhumaines, la reconnaissance des préjudices subis par les victimes, la réparation intégrale des dommages causés, la mise en cause des auteurs, instigateurs et bénéficiaires de ce système de violences.
Le Tribunal exprime sa reconnaissance envers les témoins et salue leur courage pour avoir rendu visible la réalité qui se cache souvent derrière des formules juridiques et des chiffres.
Fait à Palerme, le 25 octobre 2025