
La documentariste Safia Kessas et l’historien Fabrice Riceputi ont reconstitué le contexte d’un massacre mené dans trois villages kabyles par l’armée française en 1956. Dans ce dernier épisode, ils tirent une conclusion : ce déchaînement de violence visait à dissuader la population de soutenir le FLN.
Le 23 mai 1956, dans la nuit, trois unités militaires françaises, appuyées par l’aviation, quittent leurs casernes. Elles gravissent en silence le versant de l’Akfadou et encerclent trois villages kabyles : Aït Soula, Tazrouts et Agouni. Quelques coups de feu claquent ; des guetteurs tombent ainsi qu’un militaire français.
Vers 4 heures du matin, les villages sont encerclés. Des exécutions sommaires ont lieu dans certaines habitations, pillées, mises à sac et incendiées. Plus tard dans la journée, les hommes sont extraits de leurs maisons et conduits jusqu’au cimetière d’Agouni, où ils sont alignés. Là, ils sont triés, liste en main, par le chef de la section administrative spéciale (SAS) de la caserne de Vieux-Marché, le capitaine Harvut. Ceux soupçonnés de « complicité » avec le maquis sont froidement exécutés.
En début d’après-midi, les femmes sont quant à elles rassemblées à la mosquée d’Agouni et contraintes de se dénuder. Des viols, dont le nombre reste inconnu, ont lieu. Après douze heures de terreur, les troupes repartent. On compte soixante-quinze cadavres, aussitôt enterrés par les survivants. (...)
Ces faits recueillis par notre enquête auprès de témoins directs restent l’objet d’une véritable sidération et les villageois s’interrogent encore sur les raisons de cette explosion inouïe de violence. On évoque le sabotage d’un ouvrage la veille, une escarmouche avec les maquisards dans les jours précédents, la personnalité brutale du capitaine Harvut, l’ombre possible d’informateurs infiltrés. Mais aucun de ces éléments ne peut vraiment expliquer l’horreur vécue ce jour-là.
Une reconquête de la vallée de la Soummam
Pourtant, dès qu’on replace les faits dans leur contexte historique, la logique de l’opération est limpide : il s’agit de l’application délibérée d’une stratégie bien connue des historiens. Celle que l’armée française appelait alors « pacification », fondée sur les principes de la guerre contre-insurrectionnelle. Son objectif central était le contrôle absolu de la population colonisée : arracher celle-ci, que ce soit par la terreur ou par la promesse d’avantages, à l’influence grandissante du Front de libération nationale (FLN) et de son Armée de libération nationale (ALN).
Cette doctrine impliquait une brutalité dissuasive extrême à l’encontre des non-combattants, en particulier des moussebiline (auxiliaires des maquisards), sans le soutien desquels l’ALN ne pouvait survivre et se déployer.
Ce qu’ont vécu le 23 mai 1956 les habitant·es d’Aït Soula, Tazrouts et Agouni est un des premiers épisodes de cette reconquête de toute une région de Kabylie. Les archives coloniales en attestent : cette « pacification » commence dans la vallée de la Soummam, précisément au printemps 1956.
Juste au-dessus des trois villages opère alors l’un des maquis les plus actifs d’Algérie. Il est dirigé par le colonel Amirouche Aït Hamouda, futur chef de la région dénommée Wilaya III. Ses hommes tiennent toute la vaste forêt qui recouvre le sommet du massif de l’Akfadou ; de là, ils multiplient les opérations de guérilla dans la vallée, n’hésitant pas à pousser jusqu’à Béjaïa. (...)
Archives et témoignages concordent : en 1956, Amirouche et ses maquisards bénéficient du soutien actif des habitant·es des villages d’Aït Soula, Tazrouts et Agouni, qui leur offrent hébergement, soins, ravitaillement et guides pour leurs actions. Ces villages servent aussi de lieux de recrutement, mais le maquis, faute d’armes, ne peut accueillir tous les jeunes volontaires, tant ils sont nombreux.
Face à cette situation, tout au long de 1956, les rapports des administrateurs coloniaux de la région expriment une inquiétude qui frise l’affolement. Cette région kabyle qu’ils croyaient jusque-là sous contrôle est en train de leur échapper complètement. Les listes journalières d’enlèvements, assassinats, harcèlements de postes militaires, coupures de route, de pont, de chemin de fer et sabotages de toutes sortes sont de plus en plus longues. (...)
Terroriser pour « assainir »
Tout au long du premier semestre de 1956, les autorités civiles locales en appellent instamment à une reprise en main énergique par l’armée, à une indispensable « pacification » ou « assainissement » de cette région qu’ils disent « pourrie » ou « infectée ». Elles sont entendues au printemps, notamment avec le raid meurtrier lancé contre les trois villages. L’opération du 23 mai 1956 a nécessité une préparation logistique importante et un ordre du commandement local. Elle n’a rien d’improvisé. (...)
Les victimes du massacre n’ont pas, pour la plupart, été tuées au hasard, encore moins les armes à la main : il s’est agi de l’exécution sommaire d’hommes préalablement fichés, manifestement par le capitaine Harvut. Profitant de sa proximité avec les villageois – et sans doute aidé par des informateurs –, le chef de la SAS a soigneusement dressé une liste des habitants qu’il soupçonnait de soutenir les maquisards, afin de pouvoir s’en servir le moment venu.
À l’élimination physique des suspects s’ajoute l’effet de terreur sur les survivant·es. Toutes les violences exercées ce jour-là sont délibérément perpétrées dans le but de dissuader les Algériens et Algériennes de soutenir le FLN et de briser par l’humiliation et la peur leur esprit de résistance. Y compris bien sûr celles à l’égard des femmes, dont les viols.
Les trois villages ne furent pas les seuls, loin de là, à subir ce type d’opérations à compter du printemps 1956 (...)
Malgré sa brutalité, la « pacification » n’a pas affaibli la détermination nationaliste : au contraire, la répression du printemps 1956 marque un point de non-retour pour de nombreux Kabyles de la Soummam. (...)
Une mémoire d’en bas
Depuis l’indépendance de 1962, des commémorations annuelles maintiennent vivante la mémoire de cette journée terrible, réunissant toutes les générations autour de récits de bravoure et de sacrifice. Chaque année, elles sont méticuleusement organisées par les comités de villages. Des stèles ont été érigées, et des cimetières construits sur les sites d’anciens charniers, incarnant cette mémoire collective.
Il ne s’agit pas d’une mémoire dictée par l’État algérien. Cette histoire continue d’habiter quotidiennement des habitant·es qui se sont faits bénévolement porteurs de sa mémoire (...)
Les Algériens et Algériennes que nous avons rencontré·es attendent-ils aujourd’hui quelque chose de la France ? Manifestement non, sinon une reconnaissance de la simple vérité, à défaut d’une réparation, notamment judiciaire, qu’ils savent impossible. Mais le hiatus entre la vivacité du trauma colonial omniprésent dans la population algérienne et le déni français des crimes perpétrés durant la colonisation, alors même qu’ils sont largement documentés par nombre de travaux historiques, est vertigineux. (...)