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France TV Info
Des morts en eaux troubles : quand les observateurs de pêche sont menacés
#pecheindustrielle
Article mis en ligne le 25 octobre 2024
dernière modification le 22 octobre 2024

Ces dix dernières années, 15 observateurs de pêche sont morts ou ont disparu dans des circonstances mystérieuses. Leur travail est pourtant essentiel pour rapporter ce qui se passe à bord en mer et réguler la pêche. Enquête sur ces sentinelles de l’océan sous pression.

Le 9 décembre 2023, Yohanne Abayateye et un ami font une horrible découverte en longeant la lagune d’Anyamam, au Ghana, près de la ville d’Ada où ils habitent. Ce matin-là, ils découvrent sur la plage un corps gisant sans bras, ni pied, ni tête. Tout le village est alors persuadé qu’il s’agit du corps de Samuel, le frère de Yohanne, disparu en mer six semaines plus tôt(Nouvelle fenêtre). "Il portait le même T-shirt et une marque distinctive sur le corps" explique Dyhia Belhabib, enquêtrice pour l’ONG canadienne Ecotrust qui aide au développement durable dans les pays du Sud.

Samuel Abayateye était un fonctionnaire de 38 ans, mandaté par le comité des pêches ghanéen, en tant qu’observateur à bord d’un bateau de pêche au thon. Son travail consiste à faire des rapports à son gouvernement sur les poissons pêchés mais aussi rejetés en mer. Le navire où il travaillait, le Marine 707, appartient à la World Marine Company, une société enregistrée au Ghana, et dont les capitaux sont asiatiques. Mais, le 30 octobre 2023, l’équipage rapporte la disparition de cet observateur de pêche aux autorités du port de Téma, au sud du pays. (...)

Presque un an après sa disparition, l’analyse ADN n’a toujours pas été réalisée et le corps toujours pas rendu à la famille. Ni la police, ni le comité des pêches n’ont répondu à nos questions. Le bateau et son équipage ont pu retourner pêcher du thon cette année. (...)

Ce n’est pas la première fois qu’une disparition inquiétante d’observateur de pêche a lieu au Ghana. Déjà en 2019, Emmanuel Essein avait disparu dans des circonstances troubles(Nouvelle fenêtre) alors qu’il se trouvait à bord d’un chalutier battant pavillon ghanéen, mais travaillant pour des intérêts chinois, le Meng Xin15 (...)

Emmanuel Essein avait été en effet témoin d’un transbordement en mer. Il s’agit d’une pratique interdite où des bateaux avec des licences de pêche vendent des caisses de poissons au milieu de l’océan à l’abri des regards, à un autre bateau qui lui ne possède pas de licence. Ils peuvent ainsi pêcher plus de poissons que ce qui leur est autorisé. “Je vous supplie d’enquêter là-dessus”, avait écrit Emmanuel Essein dans son rapport, ajoute la représentante d’Ecotrust.

Mais après avoir alerté sur cette mauvaise pratique, Emmanuel Essein a été renvoyé sur un autre bateau de la même flotte et il n’en est jamais revenu. (...)

. “Les délits environnementaux vont bien souvent de pair avec des abus des droits humains, des violences, des menaces et de la corruption”, explique Julien Daudu, porte-parole d’Environmental Justice Foundation(Nouvelle fenêtre). L’ONG a mené plusieurs centaines d’entretiens auprès des équipages indonésiens et philippins qui travaillent à bord de ces flottes. Ses rapports(Nouvelle fenêtre) sont accablants sur le nombre de mauvais traitements que subissent les équipages avec du travail forcé et de la torture.

Des informateurs privilégiés

L’association des observateurs professionnels, basée au Canada, s’est lancée dans un macabre décompte. Elle recense les disparitions ou les morts inquiétantes des observateurs à bord des bateaux. (...) Aujourd’hui, l’association dénombre une quinzaine de disparitions en dix ans, un décompte non exhaustif. (...)

Ces observateurs ne sont peut-être pas policiers mais ce sont des informateurs privilégiés qui vont alimenter les bases de données des pays côtiers et des organisations régionales de pêche. Autant d’informations précieuses qui permettront ensuite de fixer les quotas de poissons autorisés à être pêchés.

“Pas toujours les bienvenus”

Les observateurs de pêche jouent aussi un rôle très important pour les scientifiques qui étudient les espèces en danger comme les requins, les baleines ou les tortues (...)

C’est encore grâce aux informations recueillies par les observateurs que sont décrites les techniques de pêche qui ont le plus d’impact sur ces espèces en danger. C’est notamment le cas pour les dispositifs de concentration de poissons (DCP) (...)

Un risque de conflit d’intérêt

Pour éviter les ennuis, l’organisation professionnelle française de pêche au thon, Orthongel(Nouvelle fenêtre) a créé son propre programme d’observateurs. “Pour que le travail de l’observateur se passe bien, il faut que l’équipage collabore. Et pour cela, il ne faut pas que l’observateur exerce le rôle de contrôleur, estime Michel Goujon, directeur d’Orthongel. Sinon cela crée du conflit, ainsi qu’un risque de corruption ou plutôt de soudoiement.”

Les observateurs ne sont pas directement embauchés par les pêcheurs mais ces derniers paient des sociétés d’audit comme Bureau Véritas chargés de les recruter. L’association des observateurs professionnels (APO) estime, de son côté, que ce système porte un risque de conflit d’intérêt. (...)

Soumission chimique

Aujourd’hui, les menaces sur la vie et la sécurité de ces sentinelles de l’environnement inquiètent aussi beaucoup l’association des observateurs professionnels. Ces dernières années, il y a eu plusieurs disparitions(Nouvelle fenêtre) autour des îles Kiribati (dans l’océan Pacifique) mais aussi au large de l’Argentine, et pas seulement à bord de bateaux chinois mais aussi européens ou panaméens. (...)

À la suite d’échanges avec des observateurs, le docteur Aliou Ba, de Greenpeace Afrique, soupçonne également le recours à la soumission chimique. “[Des observateurs] pensent qu’on les a drogués pour les faire dormir pendant que les pêcheurs remontaient leurs filets”, raconte-t-il. Il y a également des cas d’observateurs tombés malades à bord des bateaux et qui décèdent, faute de soins rapide. (...)

L’association des observateurs professionnelles milite pour une amélioration de la sécurité(Nouvelle fenêtre) à bord des bateaux, afin que les observateurs disposent de leur propre cabine avec une connexion internet sécurisée. On en est loin. (...)

Des cartons jaunes et rouges comme au football

Les gouvernements de leur pays d’origine ou leurs employeurs privés peuvent demander des comptes aux bateaux et aux compagnies qui ont vu leurs observateurs disparaître. Ils peuvent aussi les sanctionner en leur refusant l’autorisation de pêcher dans leurs eaux territoriales.

Mais les pays importateurs de poissons peuvent aussi agir. L’Union européenne a notamment un système de sanction(Nouvelle fenêtre) pour les États qui ne coopèrent pas dans la lutte contre la pêche illégale. Elle met des cartons jaunes et rouges comme au football. Le carton rouge barre l’accès au marché européen aux produits de la mer du pays sous sanction. (...)

“Ces sanctions sont très politiques. On voit qu’il ne s’agit pas des pays qui approvisionnent le plus l’Union européenne en poissons”, explique Didier Gascuel, professeur à Agrocampus ouest. (...)

50 observateurs français pour 4 000 bateaux de pêche

De nombreux programmes d’observateurs en mer existe à travers le monde. L’Europe a demandé aux états côtiers de mettre en place ce type de dispositif dans les années 2000. En France, le système s’est déployé sous la houlette de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) (...)

Depuis une dizaine d’années, l’Ifremer sous-traite le recrutement des observateurs à des bureaux d’étude privés comme Sinay, EY, Bureau Véritas et Océanic développement. Un statut plus précaire avec un gros turn over.

Aujourd’hui, ils sont au total une cinquantaine d’observateurs dans toute la France pour 4 000 bateaux de pêche. Leur but n’est pas de monter à bord de tous les navires mais d’avoir un échantillon suffisamment représentatif pour extrapoler leurs données. “En 2023, nous avons pu observer 330 bateaux, mais il faudrait en examiner le double pour obtenir de meilleures données”, reconnait Marion Scavinner de l’Ifremer.

Il faut dire que les pêcheurs français peuvent décider de refuser de prendre des observateurs à bord. (...)