Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
« En Syrie, c’est la révolution de 2011 qui se poursuit aujourd’hui »
#Syrie
Article mis en ligne le 12 décembre 2024
dernière modification le 10 décembre 2024

La chercheuse Leyla Dakhli, historienne de la Syrie et spécialiste des révolutions arabes, revient sur les conditions et la signification de la chute de Bachar al-Assad. Elle évoque le retour des réfugiés et souligne les différences avec les processus à l’œuvre en Libye et en Tunisie.

La façon dont les rebelles emmenés par le groupe Hayat Tahrir al-Cham ont fait chuter le régime de Bachar al-Assad peut-elle être vue comme le prolongement de la révolte lancée en 2011 ? Que se passe-t-il dans les processus politiques et institutionnels une fois le tyran enfui ? Comment les exemples et contre-exemples irakien, égyptien et tunisien sont-ils aujourd’hui présents et mobilisés en Syrie ?

Éléments de réponse avec Leyla Dakhli, historienne de la Syrie et spécialiste des révolutions arabes, coordinatrice notamment de L’Esprit de la révolte. Archives et actualité des révolutions arabes (Le Seuil). Leyla Dakhli est actuellement chargée de recherche au CNRS, affectée au Centre Marc-Bloch à Berlin (Allemagne).

Mediapart : Sommes-nous aujourd’hui, en Syrie, face à une révolution ?

Leyla Dakhli : Cela me semble évident. Ce à quoi nous assistons est la continuation de la révolution déclenchée en 2011. Les drapeaux, les slogans, les références sont celles et ceux forgés voilà treize ans par les révolutionnaires, dont la principale revendication était la chute du régime. C’est comme si cette révolution, qui a subi de nombreuses défaites, retrouvait toute l’énergie des débuts.

Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on semblait être dans un moment dépressif, où beaucoup semblaient baisser les bras en constatant la normalisation du régime de Bachar al-Assad, marquée notamment par sa réintégration dans la Ligue arabe en 2023. (...)

Ce qui me frappe, c’est de voir que le combat a été maintenu, même pendant ces années de dispersion et de défaite, alors même qu’on ne parlait plus des aspirations du peuple syrien. Que ce soit dans les camps de réfugiés, en exil, dans les zones échappant au régime ou dans celles qu’il tenait encore, la mémoire s’est transmise. Ceux qui ont renversé Bachar aujourd’hui sont parfois les enfants de ceux qui se sont soulevés en 2011, et qui ont grandi. (...)

Toutefois, même si nous sommes bien dans la suite de la révolution, il faut saisir que beaucoup de Syriens et Syriennes perçoivent ce qui se passe aujourd’hui aussi comme une guerre de libération vis-à-vis de la présence étrangère, incarnée par les Russes ou les Iraniens, qui se sont nourris sur le pays. On sent une grande méfiance vis-à-vis de l’intervention de puissances étrangères dans le processus, même si l’on sait que les Turcs et les Américains ont pu jouer un rôle dans la situation actuelle. (...)

Ce sont certes des hommes en armes qui ont fini par faire fuir Bachar, il ne faut pas s’illusionner. Mais si l’on réduit ce qu’on a vu ces derniers jours à une campagne militaire, on ne voit pas tout ce qui a été entretenu ou mis en place pendant des années : les institutions autonomes instaurées dans la région d’Idlib bien sûr, mais aussi toute la documentation des crimes du régime et la demande de justice afférente, qui est au cœur du soulèvement actuel. (...)

. Pourquoi, cette fois, le régime s’effondre, alors qu’il a tenu quelques années auparavant ? Je parlais aujourd’hui avec un ami syrien, qui me disait : « Il est encore temps de remercier Mohamed Bouazizi [dont l’immolation le 17 décembre 2010 a déclenché la révolution tunisienne – ndlr]. » Cela rappelle qu’il existe bien des éléments déclencheurs.

Mais en l’occurrence, ce qui se passe aujourd’hui en Syrie est l’inverse d’une étincelle, même si l’intelligence tactique de Joulani fait qu’il a su saisir le moment opportun. Tout cela montre que la révolution prend du temps et que les braises de la révolution peuvent couver longtemps, même quand on a le sentiment qu’elles ont été éteintes.

Lorsque la révolution syrienne est déclenchée en 2011, le régime a encore une assise importante ; la rapidité de son effondrement aujourd’hui montre que cette dernière a complètement disparu, au-delà du fait qu’il ne payait même plus son armée. Tout ce qui s’est passé en termes de dépossession, de pertes, de mépris et de violence a fini par sédimenter, et ce régime n’avait plus rien à offrir à personne. (...)

Tout le monde a en tête la manière dont l’Irak a sombré dans la guerre civile après la fin de Saddam Hussein.

Mais la différence est ici que ce sont les Syriens eux-mêmes qui ont mis fin à la dictature, contrairement à ce qui s’est passé en Irak. Le refus du confessionnalisme, tout comme l’insistance à montrer que le peuple syrien est uni, tranche avec la façon dont le régime de Bachar a instrumentalisé les divergences confessionnelles à son profit. Il ne s’agit pas d’être irénique, de croire que tout le monde serait d’accord. Mais le niveau de réflexion sur ce que peut et doit être la Syrie de demain est impressionnant. (...)

Ce qui me frappe en ce moment, c’est la façon dont les rebelles investissent les centres administratifs ou les locaux des services secrets pour protéger les archives. Cet acquis de la révolution, qui veut que les membres du régime soient jugés et insiste sur la nécessité que justice soit rendue, est très prégnant.

Dans un second temps se pose la question des institutions. Ce qu’on conserve, ce qu’on bâtit. Pour le moment, on semble assister à relativement peu de pillages ou de gestes de vengeance. (...)

Il est toutefois difficile d’imaginer d’ores et déjà ce qui peut se produire après la chute d’un tyran. Le scénario catastrophe est celui d’un futur où personne ne rend les armes. Le scénario symétrique est également insatisfaisant et consisterait en un processus de transition électorale précipité et schématique qui risquerait d’être voué à l’échec.

Entre ces deux scénarios, on peut imaginer un processus plus lent et horizontal permettant de faire émerger une réalité et des institutions nouvelles, tout en gérant dans l’immédiat la vie courante, à travers des administrations mixtes civiles et militaires, par exemple. (...)