
La France, l’Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède veulent torpiller la première loi européenne visant à protéger la liberté et l’indépendance des médias dans l’UE en militant activement pour autoriser la surveillance des journalistes, au nom de « la sécurité nationale », révèlent des documents obtenus par Disclose, en partenariat avec Investigate Europe et Follow the Money.
Le bras de fer touche à sa fin. Depuis plus d’un an, un projet de loi sur la liberté des médias en Europe, l’European Media Freedom Act, fait l’objet de vives discussions à Bruxelles et Strasbourg. Dans ce texte censé garantir l’indépendance, la liberté et le pluralisme des médias, une disposition est au cœur des tensions entre les États membres et le Parlement européen : son article 4, qui concerne la protection des sources journalistiques, considérées comme l’une « des conditions fondamentales de la liberté de la presse » par la Cour européenne des droits humains. Sans cette protection, « le rôle vital de la presse comme gardien de la sphère publique risque d’être mis à mal ».
Disclose, en partenariat avec le collectif de journalistes Investigate Europe et le média Follow the Money, est parvenu à pénétrer le huis clos des négociations. Notre enquête dévoile les dessous de 15 mois de tractations qui pourraient aboutir à un texte définitif, ce 15 décembre 2023, après un troisième tour de discussions entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne. Document à l’appui, elle démontre les visées liberticides du gouvernement français contre la presse, activement soutenues par le gouvernement d’extrême droite italien et les autorités finlandaises, chypriotes, grecques, maltaises et suédoises.
Surveillance généralisée (...)
Le gouvernement d’Elisabeth Borne, alors représenté par sa conseillère culture exige d’ajouter « une clause d’exclusion explicite » à l’interdiction de surveiller les journalistes. En clair, la France veut pouvoir entraver le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire au nom de la sécurité nationale. Une exigence pour laquelle elle a fini par obtenir gain de cause auprès de la majorité des autres États. (...)
Le 21 juin 2023, 25 États membres sur 27, adoptent en Conseil de l’Union européenne une nouvelle version de la loi, qui a scandalisé 80 organisations et associations de médias européens. Si le texte interdit de forcer les journalistes à révéler leurs sources, de les perquisitionner ou d’espionner leurs appareils électroniques, il augmente les marges de manœuvre des services de renseignements : les logiciels espions pourront en effet être déployés dans le cadre d’enquêtes liées à une liste de 32 délits, punis de trois à cinq ans de prison. Pêle-mêle, on y trouve le sabotage, la contrefaçon, la corruption ou encore l’atteinte à la propriété privée. Des journalistes travaillant sur ces sujets et entretenant une relation avec des sources visées par ce type d’enquêtes pourraient donc faire l’objet d’une surveillance policière.
« Tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste » Christophe Bigot, avocat en droit de la presse (...)
Par ailleurs, la dernière dernière phrase du texte introduit une dérogation très large : « Cet article s’applique sous réserve qu’il ne porte pas atteinte à la responsabilité des États membres en matière de protection de la sécurité nationale ». Autrement dit, la surveillance deviendrait légale si un État membre estimait sa sécurité nationale menacée. (...)
Ces dernières années, les autorités grecques, espagnoles, bulgares et hongroises ont déjà invoqué leur sécurité nationale pour justifier l’utilisation des logiciels espions Pegasus et Predator contre des journalistes d’investigation.
Face aux risques de dérives, le Parlement européen a rappelé à l’ordre les États. Le 3 octobre dernier, deux tiers des eurodéputés ont adopté une proposition de loi prévoyant un encadrement beaucoup plus strict de la surveillance des journalistes. (...)
C’était sans compter sur le gouvernement français et ses six alliés européens qui continuent de ferrailler sec, comme le révèle un compte-rendu d’une réunion du conseil de l’UE du 22 novembre 2023, obtenu par Disclose et ses partenaires. Dans ce document rédigé par des hauts fonctionnaires allemands, on apprend que l’Italie considère le maintien du paragraphe sur la sécurité nationale (dans l’article 4) comme « une ligne rouge ». C’est-à-dire qu’elle s’oppose fermement à sa suppression. La France, la Finlande et Chypre se disent « peu flexibles » sur la question. Quant à la Suède, Malte et la Grèce, leurs représentants affirment être sur la même ligne, « à quelques nuances près ».
Même si ces sept États ne représentent que 34 % de la population européenne, cette minorité peut bloquer tout compromis en s’alliant avec la Hongrie de Viktor Orban, qui rejette l’entièreté du texte, trop libéral à son goût. Pour que la loi soit adoptée, les États favorables doivent en effet représenter 65 % de la population. La majorité des autres gouvernements ont donc adopté la ligne dure franco-italienne pour sauver le texte. Seul le Portugal a osé critiquer cette défense acharnée de l’exception au nom de la sécurité nationale. Contactée, la représentation portugaise à Bruxelles se dit « inquiète du futur impact que cette disposition pourrait avoir, non seulement sur la liberté d’exercer la profession de journaliste mais aussi sur la société civile européenne ». (...)
Jusqu’à présent, une institution avait limité les dérives sécuritaires des États : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Elle a rappelé, à plusieurs reprises, que les États ne pouvaient pas brandir le concept de sécurité nationale à tort et à travers pour enfreindre les lois européennes. (...)