
Armes en bandoulière et pour certains cagoulés, des militaires font irruption au siège d’un média international situé dans un territoire qu’ils occupent et colonisent illégalement ; ils saisissent matériel et documents professionnels ; arrachent le portrait d’une journaliste mondialement reconnue que leur armée a assassinée deux ans plus tôt ; ordonnent l’évacuation immédiate des personnels et prononcent la fermeture de leurs bureaux. Voilà qui devrait terrasser de stupeur les rédactions des grands médias français si promptes à faire valoir leur attachement à la liberté de la presse.
Mais cet événement se déroule en Palestine, le média en question est Al Jazeera et son censeur, l’État d’Israël. Une configuration qui semble justifier le silence assourdissant de la presse française quant à cette attaque d’un État – encore régulièrement présenté comme « une grande démocratie » – contre le droit d’informer, mais également son mépris persistant à l’égard de la chaîne Al Jazeera et de ses journalistes, ciblés de manière incessante et croissante depuis le 7 octobre 2023.
Filmées et retransmises en direct, les images sont pourtant à portée de main. Elles ont d’ailleurs conduit plusieurs organisations professionnelles internationales à élever la voix. Dans un communiqué publié très tôt le 22 septembre, le Comité de protection des journalistes appelle les autorités israéliennes à « cesser de harceler et d’entraver Al Jazeera ». Au même moment, Reporters sans frontières « dénonce une nouvelle fois l’acharnement d’Israël contre Al Jazeera », à l’instar du secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes, Anthony Bellanger, interviewé par la chaîne qatarie (...)
Silence dans les rangs médiatiques
Dans les grands médias français, aucune de ces déclarations ne filtre et l’information passe une nouvelle fois sous le tapis. Ou presque… Assurant le minimum syndical, des titres de presse comme Challenges, RFI, L’Indépendant, Le Monde, Le Figaro, etc. relaient une dépêche AFP sur leurs sites respectifs, diluée en quelques lignes sur les fils d’actualité ou rubriques « infos à retenir du week-end » du Nouvel Obs, France Info ou Libération. À notre connaissance, seule la chaîne France 24 se distingue par un (court) direct de son cru dans l’émission « Autour du monde », présentée par Nabia Makhloufi, au cours duquel sont diffusées les images du raid et le témoignage du chef du bureau local d’Al Jazeera, Walid Al-Omari. (...)
Voilà peu ou prou à quoi se résume la couverture des événements dans les grands médias français. Ainsi, outre le fait qu’aucun positionnement éditorial significatif en défense de la liberté de la presse n’ait vu le jour – ni de la part de SDJ, ni de celle des syndicats [1] et encore moins des directions de médias –, les espaces les plus en vue de l’audiovisuel font silence.
Pas le moindre mot sur France Inter par exemple, la radio la plus écoutée du service public. (...)
C’est une information en jachère que nous proposent également les rédactions des deux JT les plus importants du pays. (...)
Sauf erreur de notre part, aucune des quatre grandes émissions politiques dominicales du 22 septembre [3] n’aborde l’offensive de l’armée contre la chaîne Al Jazeera. Une observation des comptes Twitter de BFM-TV, LCI et CNews indique qu’aucune des trois chaînes d’information en continu n’en fait mention non plus (...)
« Une stratégie d’étouffement de l’information »
L’absence de réaction – et même de couverture substantielle – de la part des médias français face à cet événement s’ajoute à l’interminable liste des « deux poids, deux mesures » qui structurent le traitement médiatique de la guerre menée par Israël contre la Palestine, comme elle témoigne des œillères occidentalo-centrées des rédactions françaises [4].
La coordinatrice de l’Agence Média Palestine Imen Habib nous invite aussi à « replacer cette attaque dans un plus vaste contexte d’étouffement de l’information » (...)
Dans un tel contexte, le silence des médias dominants à propos du raid de l’armée israélienne dans les bureaux d’Al Jazeera à Ramallah relève d’une insondable faute morale, professionnelle et politique. En particulier lorsque l’on sait que quatre jours plus tôt, le 18 septembre, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution exigeant notamment [5] de l’État d’Israël qu’il « mette fin sans délai à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé, laquelle constitue un fait illicite à caractère continu engageant sa responsabilité internationale, et qu’il le fasse au plus tard 12 mois après l’adoption du texte. » La fermeture d’Al Jazeera en Cisjordanie, tout comme la confiscation de matériel professionnel, revient à fouler aux pieds cette résolution à peine édictée. Un terrain, enfin, que la plupart des médias français continuent de sous-investir, malgré le contexte décrit par Orient XXI (24/09) : une « intensification des violences […] depuis le 7 octobre et qui a entraîné la mort de près de 700 Palestiniens, dont 187 à Jénine », où « les magasins sont ravagés, les infrastructures civiles éclatées et les maisons défigurées par les balles. Selon les habitants et les journalistes sur place, c’est la première fois en 22 ans que les forces armées attaquent l’ensemble du tissu urbain. » (...)