Pour l’économiste, les informations de « Cash Investigation » sur le montage fiscal de Bernard Arnault renforcent cet état de fait désormais bien connu : les milliardaires paient un taux d’impôt ridicule sur leurs revenus, et il devient indispensable de remédier à cette injustice.
L’émission « Cash Investigation », qui consacre, jeudi 4 décembre sur France 2, un documentaire à Bernard Arnault, s’est procuré ses données fiscales de l’année 2023. Le milliardaire a remonté la même année dans ses holdings 3,17 milliards d’euros de dividendes, mais paye très peu d’impôts au regard de ses richesses gargantuesques.
L’économiste Gabriel Zucman, professeur à l’École normale supérieure et à l’initiative d’une proposition de taxe sur les centimillionnaires et milliardaires, revient avec Mediapart sur le montage fiscal de l’homme d’affaires français mis en lumière par « Cash Investigation ». Tout ce qu’il y a de plus classique, selon lui, en matière d’optimisation fiscale des ultrariches. (...)
Gabriel Zucman : (...) en France, les milliardaires échappent très largement à l’impôt en logeant de manière systématique leurs revenus, qui pour l’essentiel sont des dividendes remontés de leurs sociétés, dans des sociétés holdings qui ne sont quasiment pas fiscalisées, hormis une petite quote-part forfaitaire de 1,25 %. (...)
L’exemple de Bernard Arnault est une illustration de cette réalité qui va certes bien au-delà de son cas personnel, mais qui est très révélateur vu les masses financièrement en jeu : on parle ici de près de 3,2 milliards d’euros remontés dans ses holdings et qui ne sont quasiment pas fiscalisés.
Sans dévoiler ses données fiscales, « Cash Investigation » évoque le faible taux d’imposition de Bernard Arnault, notamment grâce aux remontées de dividendes dans ses holdings.
Oui, les dividendes, une fois remontés, ne sortent pas des sociétés holdings, hormis pour financer les dépenses de consommation strictement personnelles des milliardaires – quelques dizaines de millions d’euros tout au plus –, mais qui sont très faibles au regard des masses de dividendes accumulées.
Au global, les travaux menés par mes collègues chercheurs à l’Institut des politiques publiques (IPP), en partenariat avec l’administration fiscale, ont montré que, en moyenne, les milliardaires français ont un taux d’imposition personnel de moins de 2 % sur leurs revenus – CSG, CRDS, impôts sur le revenu et sur le patrimoine compris. (...)
La première conséquence, ce sont les pertes de recettes fiscales chaque année, qui sont absolument considérables et deviennent particulièrement difficiles à faire accepter dans le contexte budgétaire actuel, où le déficit public atteint 5,4 % du PIB.
Deuxième conséquence : la très faible imposition des milliardaires constitue une rupture manifeste et grave du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt. (...)
Enfin, la troisième conséquence néfaste est la spirale inégalitaire que tout cela alimente (...)
Il y a dès lors un effet boule de neige inégalitaire qui s’enclenche : la fortune des milliardaires augmente mécaniquement plus rapidement que celle des citoyens ordinaires. C’est d’ailleurs ce qui se passe depuis trente ans, où la richesse des milliardaires a augmenté de 10 % par an en moyenne, quand le patrimoine moyen des Français a augmenté de 4 % par an. (...)
Le documentaire de « Cash Investigation » est-il une nouvelle étape dans la prise de conscience collective de cet état de fait inégalitaire ?
Oui, il y a désormais une accumulation d’indicateurs, d’études universitaires, de cas précis, d’enquêtes et même de livres qui expliquent et mettent en lumière le même problème, à savoir que les milliardaires ne paient pas d’impôt sur le revenu.
Cette accumulation de données doit conduire à une prise de conscience générale sur le fait qu’on ne peut pas se permettre de maintenir une telle anomalie. Il va, à mon sens, devenir de plus en plus difficile pour la représentation nationale et le gouvernement de continuer à ignorer ce problème, particulièrement dans la situation budgétaire actuelle. Un statu quo ferait courir un risque important pour nos finances publiques, et aussi un risque démocratique, parce qu’il y a une violation très forte de nos principes d’égalité. (...)
Pour taxer les milliardaires, il n’y a pas trente-six solutions en réalité : il faut un impôt minimum sur leur patrimoine, car on échoue à taxer leurs revenus.
Et est-ce que cela va prendre des semaines, des mois ou des années ? C’est difficile à prédire. Je rappelle que le vote de l’impôt sur le revenu a pris sept ans entre le dépôt du projet à l’Assemblée nationale, en 1907, et son adoption définitive au Sénat, en 1914. C’est donc normal que cela mette un peu de temps. (...)
Cela étant dit, je ne pense pas qu’on puisse se permettre d’attendre sept années avant de taxer les milliardaires vu le déficit public de 5,4 % du PIB. D’autant que l’opinion publique veut dans une très large majorité taxer plus les milliardaires. Les partis conservateurs ne peuvent plus faire l’autruche et prétendre que le problème n’existe pas.
Au reste, si ma proposition de taxe ne passait pas dans le projet de budget actuellement discuté, le débat reviendra de toute façon dans un an lors des prochaines discussions budgétaires, à l’automne 2026. Car les problèmes des déséquilibres des finances publiques et d’absence de justice fiscale seront toujours là. Et si c’est encore rejeté, l’imposition des milliardaires sera alors un enjeu majeur de l’élection présidentielle de 2027.
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Gabriel Zucman
– (La relève et la peste)
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En 2023, 654 947 citoyens étaient concernés par cette taxe, soit 12% de la population. Elle a rapporté 2,5 milliards d’euros cette année-là.
Alors qu’en France, les débats sur l’imposition des grandes fortunes continuent autour de la taxe Zucman, la Norvège est brandie comme l’exemple à ne pas suivre : celui d’un pays où l’impôt sur la fortune serait à l’origine d’un exode fiscal si important, qu’il couterait plus à l’État que les recettes engendrées. Mais ces propos alarmistes ne représentent en rien la situation réelle du pays, dont le modèle fiscal demeure largement bénéficiaire et reste au cœur d’un choix de société assumé. (...)