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Telerama
Gaza, la fin de l’idéal humanitaire ?
#israel #palestine #Hamas #Cisjordanie #Gaza #ONG #droithumanitaire
Article mis en ligne le 13 mai 2024
dernière modification le 10 mai 2024

Depuis six mois, l’action des ONG est gravement entravée à Gaza. Les violations du droit humanitaire international y atteignent un paroxysme, témoignant d’une fragilisation entamée au début du XXIe siècle. Analyse.

Depuis sa dernière mission dans la bande de Gaza, en février, les souvenirs le hantent. Ce sentiment, aussi, « de vivre un moment de barbarie inédit, de l’attaque du Hamas, le 7 octobre, à la riposte totale du gouvernement Netanyahou », et de ne pas avoir été utile, d’avoir buté sur son impuissance. « C’est le pire, pour un médecin humanitaire. » Anesthésiste-réanimateur, ancien médecin militaire, Raphaël Pitti a pourtant arpenté de multiples zones de guerre, au Liban ou en ex-Yougoslavie, en Syrie ou en Ukraine. Mais dans le sud de Gaza, à l’hôpital européen, il se souvient avoir perdu pied alors qu’il tentait de secourir une jeune femme, dans le coma, brûlée, avec de multiples fractures. « Il était impossible de travailler, trop de monde agglutiné autour d’elle, par terre, j’ai fini par exploser, j’ai hurlé. Et je suis resté sans voix, au sens propre comme au figuré. »

Jamais le Dr Pitti n’avait plongé dans un tel abîme. « L’hôpital, passé brusquement de quatre cents à neuf cents lits, est aussi devenu un refuge pour six mille personnes. Le moindre espace est occupé par des enfants qui jouent, des femmes qui cuisinent, des blessés qui errent… Une grande partie de cette population a des besoins de santé primaires, souvent aigus et chroniques, et vient consulter comme au dispensaire. Là-dessus arrivent, jour et nuit, à chaque bombardement, les blessés et les morts. La structure est si débordée qu’on opère les blessés par terre. » Impossible de respecter les règles d’hygiène. L’amputation reste l’acte chirurgical le plus courant, y compris chez les enfants. « On ne soigne que ceux qu’on pense pouvoir sauver. Les autres, comme ceux blessés au crâne par les snipers israéliens, meurent dans un coin, sans oxygène, sans sédatif, sans morphine. Il faudrait évacuer les blessés les plus graves, on ne peut pas. Les Palestiniens, femmes et enfants compris, sont pris au piège. » (...)

Jamais non plus l’idéal humanitaire ne lui a paru aussi fragile, lui qui en a souvent côtoyé les limites. (...)

Ces dernières années, au Yémen, en Syrie, au Tigré (Éthiopie), les populations civiles et les organisations humanitaires ont aussi été visées, les hôpitaux et les écoles bombardés, la famine et la restriction à l’aide instrumentalisées comme moyen de guerre. (...)

Avons-nous d’ailleurs besoin de pister l’inédit pour constater ce qui survient sous nos yeux : un bombardement méthodique de tous les lieux civils — hôpitaux, universités, églises, mosquées, cimetières… —, une effroyable densité de victimes dans le temps et l’espace ? Près de trente-quatre mille morts, sans compter les disparus, selon le Hamas, repris par l’ONU. Dont douze mille trois cents enfants, soit plus que ceux morts en quatre ans sur l’ensemble des conflits mondiaux, selon l’ONU. Cent quatre-vingt-seize humanitaires tués (...)

tous les sièges des ONG internationales ont été visés par les bombardements et l’aide a rarement connu autant d’entraves (...)

Et si la vraie bascule se trouvait non dans les violations du droit humanitaire international, mais dans leur acceptation par les démocraties, dans un enterrement des valeurs qui ont alimenté le discours occidental ? (...)

Les ordonnances de la Cour internationale de justice, la plus haute juridiction des Nations unies, alertant sur un risque de génocide et la nécessité de faire entrer l’aide, ne sont ni massivement défendues ni suivies d’effets. Pas plus que les résolutions du Conseil des droits de l’homme ou celles du Conseil de sécurité demandant un cessez-le-feu immédiat et la levée du blocus. « Les masques tombent, ce qui aura des conséquences, prévient Jean-François Corty. Comment croire les gouvernements occidentaux la prochaine fois qu’ils parleront de droits de l’homme ? La réponse risque d’être : oubliez les normes, oubliez l’ordre mondial. D’autant que le conflit israélo-palestinien a des résonances dans le monde entier, parce qu’il met en jeu trois religions monothéistes, que les États-Unis y sont fortement impliqués, que c’est le dernier grand conflit colonial… En cela, Gaza marque à la fois une rupture et un moment de paroxysme. » (...)

Cette régression radicale s’est enclenchée au début du XXIe siècle : dans un monde désormais multipolaire, les souverainetés nationales reviennent en force, et la réticence vis-à-vis des acteurs humanitaires s’accentue d’autant… (...)

Alors peut-on encore entretenir un espace humanitaire indépendant, et non instrumentalisé au service des plus forts ? (...)

Tandis que la mondialisation se faisait de plus en plus nationaliste, et les politiques migratoires de plus en plus restrictives, sous la pression croissante de l’extrême droite, les humanitaires ont vu leur espace se réduire. « Parallèlement à la remise en cause du droit humanitaire, le droit des réfugiés s’est aussi vu grignoté », poursuit l’historien. L’Italie complique les secours en Méditerranée. Le Royaume-Uni s’apprête à expulser ses demandeurs d’asile illégaux au Rwanda. Emmanuel Macron évoque des ONG qui font « le jeu des passeurs  » tandis que le chancelier allemand, Olaf Scholz, propose d’« expulser à grande échelle ceux qui n’ont pas le droit de rester en Allemagne […]  ». « Sachant qu’une grande partie des réfugiés —Syriens, Ukrainiens, et demain Palestiniens — qui frappent aux portes de l’Europe fuient des situations de guerre… On peut donc gagner des voix en allant frontalement à l’encontre du droit international, y compris quand on se dit « libéral ». Les termes de liberté, de libéralisme sont en train de prendre un autre sens… »

Face à ces mouvements tectoniques, les ONG n’ont pas d’autre choix que de repenser leurs actions, et leur place. (...)