
Parmi les récits qui ont tenté de justifier la guerre génocidaire menée par Israël contre le peuple palestinien, celui d’un féminisme « universaliste » dressé contre les violences sexistes et sexuelles du Hamas a joué un rôle non négligeable. Manifestation tangible du fémo-impérialisme qui structure désormais les interventions militaires occidentales dans les pays du Sud global, il imprègne les représentations que le monde blanc se donne de lui-même et renouvelle la mission civilisatrice qu’il n’a, depuis l’époque coloniale, jamais cessé de s’assigner.
Il ne fait pas de doute que des violences sexuelles, notamment des viols, des tortures sexuelles et des traitements cruels, inhumains et dégradants, ont été commises contre des Israélien.ne.s lors des attentats du 7 octobre 2023. Pramila Patten, représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit, a établi à ce sujet un rapport basé sur des informations « claires et convaincantes »1. Ce même rapport a également permis d’établir que « dans un certain nombre de cas, l’équipe a été en mesure d’évaluer que certains signalements ou allégations de violence sexuelle très médiatisés n’étaient pas fondés« .
Cette dernière précision n’a rien d’anecdotique. Elle fait apparaître deux tendances très puissantes liées aux violences sexistes et sexuelles commises par les hommes des mondes arabo-musulmans : ces violences alimentent une production fictionnelle qui tend à les hyperboliser, et cette production fictionnelle bénéficie d’une représentation médiatique largement hypertrophiée.
Le fémo-impérialisme et ses fictions
Cette double opération offre un socle en béton armé pour l’édification d’une rhétorique prétendument féministe, se revendiquant d’un humanisme universel, qui s’est par exemple exprimé dans la tribune parue en France en novembre 20232, exigeant la reconnaissance d’un « féminicide de masse » commis le 7 octobre. Signée notamment par Charlotte Gainsbourg, Anne Hidalgo, Isabelle Carré ou Elsa Zylberstein, cette tribune s’inscrivait – peut-être à l’insu des signataires issues pour l’essentiel de la bourgeoisie showbiz et institutionnelle – dans une campagne mondiale menée par les soutiens d’Israël pour dénoncer le « déni » des violences sexuelles commises par le Hamas.
Le caractère spectaculairement borgne de ce pseudo-féminisme invalide évidemment toute prétention à « l’humanisme », dont il se réclame pourtant explicitement : ce discours qu’il faudrait plutôt qualifier de « fauxministe » s’emploie à occulter méthodiquement les innombrables cas de violences sexuelles subies par des Palestinien.ne.s en détention, les cas de harcèlement sexuel et de menaces de viol signalés lors de descentes dans les domiciles et les postes de contrôle3, à quoi s’ajoutent les conséquences des bombardements sur la bande de Gaza, qui condamnent (quand elles y survivent) les Palestiniennes à des accouchements et des césariennes sans anesthésie, tandis que d’autres sont emprisonnées, et que la plupart voient mourir leurs enfants, déchiquetés ou affamés. Nul humanisme ici, ni d’ailleurs de véritable féminisme ; une telle tribune est l’expression chimiquement pure du fémo-impérialisme qui structure la rhétorique belliciste de l’Occident depuis près de deux décennies. (...)
un imaginaire déjà largement implanté dans la bonne conscience occidentale, qui irrigue les cerveaux de ses soldats de la certitude que lorsqu’ils tuent (y compris des civil.e.s) et détruisent (y compris des villages, voire des villes entières) ils combattent en réalité pour les droits de l’homme, et singulièrement ceux des femmes.
On peut en trouver un affleurement tout à fait éloquent dans un document exceptionnel sur lequel je ne me lasse pas de travailler depuis qu’il a été diffusé : il s’agit de rushes vidéo tournés par les soldats français dans le cadre de leur participation à l’intervention militaire de l’Alliance du Nord en Afghanistan. (...)
persistance tenace de l’imaginaire colonial et de sa mission civilisatrice (« apprendre aux gens comment il faut vivre »), focalisation sur le sort des femmes (les Talibans les persécutent, elles sont brûlées à l’acide), retour de l’alibi moral sous la figure d’une armée « de protection » – contre les violences sexistes.
Good kill : Hollywood au service du fémo-impérialisme
Se joue là une opération de blanchiment moral que l’on peut retrouver pratiquement à l’identique dans le film Good kill, de Andrew Niccol, sorti en 2014. (...)
Du « féminisme » comme machine de guerre (...)
Féministes, nous sommes prévenues : notre cause s’offre comme une machine à légitimer le bellicisme le plus barbare. Elle s’y prête d’autant mieux que le féminisme est désormais la forme politique la plus soluble dans le libéralisme. A peu près toute la bourgeoisie culturelle y est officiellement ralliée, les œuvres contemporaines de l’institution en sont saturées : au cinéma, dans le spectacle vivant, dans les arts plastiques comme dans la littérature, le label « féministe » est un sésame ouvrant droit aux subventions les mieux dotées et aux visibilités les plus légitimes. Plutôt que d’y apercevoir notre imminent triomphe symbolique – où d’en exploiter cyniquement les ficelles – nous serions bien avisées de mesurer le funeste augure qu’une telle institutionnalisation exprime : il n’est pas exclu que se construise à nos dépens une machine de guerre qui, sous couvert de livrer bataille contre le patriarcat, se dispose à détruire notre humanité.