
L’inclusion scolaire, qui vise à accueillir les enfants porteurs de handicap, imaginée il y a vingt ans, reste encore trop souvent un droit de papier. Avec pour conséquence une souffrance chez les enfants et les enseignants. À Brétigny-sur-Orge, un collectif s’épuise depuis des mois à changer la donne.
Tout a démarré par la lettre d’une enseignante, déchirante, envoyée tel un pavé dans la jolie vitrine de l’école inclusive. « Il a 5 ans et demi et il va jusqu’à essayer de sauter par la fenêtre. C’est insupportable, c’est impensable, mais il le verbalise plusieurs fois par jour. Il veut mourir. Il hurle l’indicible dans les couloirs. On l’entend dans les classes où les élèves travaillent. On le voit se taper la tête sur le sol. »
La scène se passe dans la commune de Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne, en septembre 2024. D’après des témoins, l’élève, qui souffre d’un trouble manifeste mais non diagnostiqué – et donc sans accompagnatrice ou suivi particulier –, a déjà passé ses quinze premiers jours de CP dans un état de crise absolu. Criant, pleurant, frappant, sollicitant toute l’attention de l’adulte chargée du reste de la classe. (...)
« En théorie, ça pourrait marcher, mais c’est comme si le protocole avait été écrit sur un coin de table, sans que personne ne s’intéresse à comment cela fonctionne vraiment », explique Mariela, la mère d’un enfant autiste de Brétigny-sur-Orge. Son fils vient de faire son entrée en sixième dans un dispositif Ulis (unité localisée pour l’inclusion scolaire). Il devait y bénéficier d’heures de cours dans un groupe resserré avec une enseignante coordonnatrice dédiée, puis d’une inclusion dans quelques matières en classe ordinaire. (...)
Sauf que la coordonnatrice est restée absente et non remplacée pendant des semaines, ce qui signifie concrètement peu ou plus d’école pour le fils de Mariela. Alors qu’en raison de l’obtention d’une place en Ulis, l’enfant avait perdu ses heures avec un·e AESH, obtenues de haute lutte lorsqu’il était en école primaire. L’enfant pourrait aussi bénéficier en théorie du Sessad (service d’éducation spécialisée et de soins à domicile, dispositif pluridisciplinaire visant à soutenir les enfants et adolescents maintenus dans leur milieu ordinaire de vie et d’éducation), mais en pratique, ce n’est pas le cas. « J’ai la notification, le papier, le graal !, explique Mariela avec ironie. Mais pas de place alors que ça lui ferait tellement de bien… »
Une ambition aux moyens limités
Deux décennies après l’adoption du texte législatif, la réalité est cruelle pour l’inclusion scolaire. Près de 500 000 enfants en situation de handicap sont désormais scolarisé·es en milieu « ordinaire » – ils étaient près de quatre fois moins il y a quinze ans. Mais peu profitent d’une école à plein temps, dans de bonnes conditions, sans que leurs familles ou leurs professeur·es en payent le prix.
Rien qu’à Brétigny-sur-Orge, le collectif a dénombré 294 heures d’accompagnement des élèves par une AESH manquantes pour les six premiers mois de cette année scolaire. (...)
Dans le même temps, le financement de places en instituts spécialisés se réduit comme peau de chagrin : au moins mille places sont manquantes en Essonne. Cela laisse les enfants aux difficultés les plus lourdes, y compris mentales, sur le carreau ou dans des classes aux moyens totalement inadaptés.
Vanessa, mère d’un enfant en situation de handicap moteur, qui peine à suivre à l’école, a finalement accepté pour l’an prochain un placement en institut d’éducation motrice (IEM). C’est un internat, l’enfant à 9 ans. « Infaisable », conclut sa mère.
C’est tout le paradoxe de la politique de l’inclusion : elle a tendance à bénéficier ces dernières années des quelques rares concessions budgétaires faites à l’Éducation nationale, mais semble impuissante à assumer le coût réel de son ambition. Chaque nouveau dispositif, comme les PAS (pôles d’appui à la scolarité), renforcés dans une loi adoptée en première lecture le 5 mai 2025 à l’occasion des vingt ans de la loi, est donc regardé avec suspicion. Ces droits nouveaux sont-ils effectifs ou de papier ?
Pas aidées à aider (...)
Avec l’énergie des débuts, les membres du collectif ont tout tenté pour se faire entendre de l’Éducation nationale, du département, de la mairie... Autant d’acteurs impliqués dans l’inclusion scolaire, au sujet de laquelle la Cour des comptes a pointé dans un rapport le manque de « fluidité ». (...)
Depuis un an, ces femmes, majoritairement, ont multiplié les réunions publiques, occupé les écoles du secteur, tracté devant la gare, se sont réinventées en community managers sur les réseaux sociaux. « J’ai été sidérée, maintenant je lutte », résume Julie*, enseignante en primaire.
Mais dans un jardin à l’abri du bruit de la ville, elles poursuivent le récit de leurs expériences quotidiennes auprès d’élèves classé·es sous le vocable « éruptifs » par l’Éducation nationale. « J’ai un élève vraisemblablement autiste. Pour lui, tout passe par la bouche : les ciseaux, le papier, les crayons, sans aucune notion du danger, explique Marie-Paule*. Mais j’en ai vingt-cinq autres à surveiller dans ma classe. Ça a duré un mois comme ça. On a expliqué la situation au papa qui s’est arrêté de travailler pour le prendre l’après-midi. C’est totalement insatisfaisant. »
Sa voisine, autour de la table, abonde : « Mon élève, il faut le tenir au sol pour l’empêcher de se faire mal, parfois à quatre. Les collègues doivent abandonner leur propre classe. C’est d’une violence telle qu’on n’en dort pas. » Après plusieurs signalements auprès de son administration à l’automne, une conseillère pédagogique du secteur s’est déplacée, et a prodigué quelques conseils. (...)
Même pour les accompagnatrices expérimentées, et c’est le cas de Maria, AESH depuis onze ans, la tâche peut paraître difficilement surmontable. « À un moment, je me faisais frapper tous les jours par mon élève, il m’a même cassé mes lunettes. Les parents en sont désolés. Ce n’est pas eux, ni l’enfant, personne n’en veut à personne. Mais on est tous désarmés... »
Maria s’occupait dans le passé d’un seul enfant, puis, au bout de dix ans d’expérience, a été passée en CDI et son salaire très légèrement augmenté. Revers de la médaille : elle est désormais « mutualisée », comme la plupart de ses collègues, entre plusieurs élèves et classes. (...)
La situation de Brétigny-sur-Orge, à la fois exemplaire et tout à fait ordinaire, s’est invitée jusque dans les travées de l’Assemblée nationale, portée par le député local, Steevy Gustave (Les Écologistes), qui a interpellé le 5 mars 2025 Élisabeth Borne sur le sujet d’un véritable statut (et d’un meilleur salaire) pour les AESH. « Aujourd’hui, 1 600 enfants en Essonne sont sans AESH, des enfants qui attendent et des familles derrière qui souffrent. Quand on traite les AESH de cette façon, ce n’est pas simplement elles et eux que l’on méprise, c’est toute l’ambition de l’école inclusive que l’on trahit », a-t-il résumé. (...)
Des parents parfois dépassés
Surtout, il arrive encore fréquemment que les parents n’entament pas les démarches, car dépassés ou en difficulté pour accepter la situation de leur enfant. « C’est le problème de fond, selon Julie*. Nous, on ne peut pas le faire à leur place. Notre seul recours, c’est de faire un signalement pour information préoccupante sur la famille, ce qui crée encore plus de distance entre eux et l’institution. » (...)
La situation est telle qu’elle peut faire douter des bienfaits de l’inclusion, notamment pour les parents des autres élèves, focalisé·es sur la réussite de leur propre enfant. « Si la maîtresse prend trop de temps pour les enfants à besoins particuliers, c’est les autres qui décrochent, résume Christophe Gras, père d’un petit garçon scolarisé à Brétigny-sur-Orge. Tout le système nous pousse dans cette logique-là. Ça peut aller jusqu’à dire que ces enfants seraient mieux ailleurs, c’est vrai, on l’a entendu. »
Pour ce représentant des parents d’élèves, le système est monté « à l’envers ». « Les enfants arrivent à 3 ans, et c’est souvent là que les profs détectent des choses, mais encore faut-il avoir un diagnostic !, déplore Christophe Gras. Ici, il n’y a plus de médecins traitants. Avoir un rendez-vous avec un orthophoniste, c’est la croix et la bannière. La MDPH dans le département, c’est parfois un an pour avoir un avis. »
L’inclusion remise en question
Des doutes qui s’infiltrent jusque dans les organisations professionnelles, certains syndicats parlant maintenant d’inclusion « à outrance » ou d’une inclusion qui dévore en quelque sorte ses propres enfants. (...)
Julie demande, elle, tous les ans une formation sur le handicap auprès du ministère, sans succès, mais aussi sans illusions (...)
L’académie de Versailles a fourni à Mediapart la liste des six formations auxquelles les personnels peuvent avoir accès, axées sur l’inclusion, par groupes de vingt-cinq personnes. Plusieurs enseignant·es notent cependant avec amertume la « déconnexion » de l’institution.
« J’ai fait la formation sur les élèves à besoins particuliers, c’était plutôt intéressant, les personnes qui sont intervenues étaient plutôt calées et proches du terrain. Par contre, toutes les solutions présentées n’étaient pas du tout adaptables en classe “normale” et entière », regrette une enseignante.
Les formations de plusieurs semaines ont disparu, faute de remplaçant·es disponibles. Versailles, comme Créteil, en région parisienne, fait partie des académies où le problème est le plus aigu. Et parfois, certaines priorités ministérielles passent par-dessus : « Cette année dans mon école, c’est “plan maths”, aucune possibilité de faire une autre formation sauf sur notre temps libre », rapporte une autre. (...)
Yann, enseignant, militant à Sud Éducation, est quant à lui carrément passé de l’autre côté de la barrière, dans ce qu’il reste d’éducation spécialisée dans le département. Une première année dans un Itep (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique), avec des gens « formidables », mais dont le modèle – « l’enfermement des enfants » – lui a semblé « totalement inadmissible ».
Il a ensuite exercé dans un lieu d’accueil de jour, pour « des ados ayant de grosses pathologies psychiques, à manifestations comportementales ». Un travail de dentelle, « un pour un, deux, ou trois maximum », dans une maison, avec un jardin. « Il y avait trois postes, ils en suppriment un, je faisais “office de”, on me demande désormais de dégager. Je suis super en colère. »
Il confesse avoir lui-même du mal à se positionner sur la position antivalidiste qui consiste à appuyer une inclusion scolaire totale, défendue dans son propre syndicat (...)
Mariela, en regardant son fils aujourd’hui au collège, n’a pas davantage de réponse universelle : « Le langage pour mon enfant est arrivé avec l’école, ce sont les autres enfants qui sont allés le chercher, avec patience, tout le temps. Je ne sais pas qui a le bon bouton, si c’est le politique ou pas, mais l’inclusion ne peut pas être si difficile. »