
L’historienne Laurence de Cock propose une lecture du livre de Jean-Pierre Terrail La crise de l’école et les moyens d’en sortir. Pour elle, « Terrail dérange et démange comme à chaque fois », elle l’ interpelle sur quelques « impensés ou insuffisamment pensés » dans ce texte Jean-Pierre Terrail ou la pensée poil à gratter ».
(...) Sociologue, professeur émérite, Terrail est l’un des co-fondateurs du GRDS, Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire dont le nom témoigne du projet : en finir avec les inégalités scolaires, rendre la réussite scolaire accessible à tous les enfants sans condition. Auteur de plusieurs ouvrages en ce sens, Terrail est donc un sociologue que l’on peut classer dans la catégorie de celles et ceux qui sont soucieux de la définition d’une école émancipatrice et peu suspects de connivence avec un modèle éducatif au service de la sélection sociale.
Et pourtant, chacun de ses livres est le support d’une pensée à contre-courant des convictions dominantes dans ce segment de la production intellectuelle sur l’école. (...)
Consensus sur le diagnostic
Le livre s’ouvre par un état des lieux qui mettra tout le monde à peu près d’accord. Statistiques à l’appui, le diagnostic est implacable : la France reste l’un des pays où l’appartenance sociale pèse le plus sur les trajectoires scolaires, mais les compétences de lecture et de mathématiques sont en régression chez les enfants de toutes les catégories sociales. Dans cette mécanique de l’échec, l’école élémentaire constitue le maillon les plus fragile et pourtant le plus déterminant. « Le collège hérite des problèmes plus qu’il ne les crée » écrit Terrail, insistant en outre sur la place particulière occupée par le CP, c’est à dire la classe consacrée à l’apprentissage de la lecture, l’une des préoccupations majeures de l’auteur.
La massification scolaire ne s’est pas accompagnée d’une démocratisation, un constat bien connu. À ceci s’ajoute une inflation des diplômes (dont le fameux slogan chevènementiste « 80 % de réussite au Baccalauréat » a été l’impulsion) qui camoufle mal le fait que les chances d’aller dans le supérieur ne sont pas les mêmes selon le bac obtenu. Les perdants sont en grande majorité issus des classes populaires.
Comment en est-on arrivés là ? (...)
Terrail pointe du doigt la responsabilité des courants de l’éducation nouvelle davantage tentés par le puerocentrisme (tout doit partir des désirs de l’enfant) et se révélant très compatibles avec le projet libéral de développement des compétences, du bien-être, de la liberté d’apprendre etc. (...)
Mais c’est tout un système qui s’est montré complice, en toute générosité, de ce nivellement par le bas au nom de la pédagogie : revues pédagogiques, édition scolaire, inspection pédagogique, institut de formation des enseignants, institut français d’Éducation (IFE) etc. cette « doxa pédagogique » ayant déroulé le tapis rouge aux politiques néolibérales brutales mises en place dès le ministère Blanquer. La charge est rude mais pas si nouvelle. (...)
Ensuite, concentrer toute son attention sur l’apprentissage de la lecture en utilisant la méthode syllabique, seule à même de fournir le préalable nécessaire à l’entrée dans tous les autres apprentissages. Enfin, mettre en place une école commune de trois à dix-huit ans, avec un tronc réellement commun jusqu’au bac, et en finir ainsi avec toute possibilité d’orientation précoce ou de bifurcation dans des filières qui ne sont que des opérations des tri social. (...)
La pensée poil à gratter
Terrail dérange et démange comme à chaque fois. On salue dans ce travail la croyance sincère dans l’éducabilité de tous les enfants et le souci de placer, au coeur des préoccupations du GRDS, les enfants les plus vulnérables. (...)
Il demeure tout de même quelques impensés – ou insuffisamment pensés- sur lesquels on peut interpeler Terrail et partant l’ensemble des camarades du GRDS, afin de poursuivre le dialogue.
Il y a d’abord cette pratique de l’amalgame d’une « éducation nouvelle » qui serait à rejeter en bloc sous prétexte de ses mésusages. (...)
Une autre question nous laisse sur notre faim : quels contenus d’enseignement pour cette école commune ? (...)
Il nous faut donc poursuivre la discussion sur les modalités concrètes d’organisation de cette école commune en tenant ensemble les questions suivantes : enseigner quoi ? L’enseigner comment ? L’enseigner pourquoi ? La première nous contraint à revisiter la nature de savoirs devant être enseignés dans une école qui prône l’éducabilité universelle et prétend accueillir des jeunes pendant 15 ans d’affilée. Il faut partir de ce que les enfants savent nous dit Terrail. Chiche, que savent-ils ces enfants des classes populaires ? Des milliers de choses, mais en avons-nous déjà fait l’inventaire pour repenser entièrement les curricula ? (...)
La seconde question nous invite à ne pas balayer d’un revers de la main les apports de la pensée pédagogique qui ne peut qu’être articulée à des contenus. La troisième nous oblige enfin à nous atteler à penser l’école à l’aune d’un projet beaucoup plus global de société. (...)