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AfriqueXXI
Kanaky-Nouvelle-Calédonie Benoît Trépied. « Ce n’est pas une histoire de démocratie, c’est une histoire de décolonisation »
#NouvelleCaledonie #Kanaky #droitdemanifester #neocolonialisme
Article mis en ligne le 13 juillet 2025
dernière modification le 12 juillet 2025

Entretien · Il y a un peu plus d’un an, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’embrasait et se rappelait au bon souvenir de la France comme étant l’un de ses derniers territoires coloniaux. Auteur de Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’anthropologue Benoît Trépied rappelle ici les responsabilités de l’État français, qu’elles soient immédiates ou historiques.

Le 13 mai 2024, l’archipel de Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’est embrasé. En réaction à la volonté du gouvernement français de procéder au dégel du corps électoral, et ainsi de saper un des fondements des accords de Matignon et de Nouméa, conclus respectivement en 1988 et en 1998, qui avaient permis de ramener la paix dans ce territoire du Pacifique colonisé par la France au XIXe siècle et avaient ouvert la voie à la décolonisation, et peut-être à l’indépendance du « Caillou », des milliers de personnes sont descendues dans la rue. Ce dégel marquait la fin d’un régime électoral dans lequel les personnes arrivées sur le territoire après 1999 (venues pour la plupart de l’Hexagone) n’avaient pas la possibilité de voter aux élections locales, ainsi qu’aux référendums sur l’indépendance.

Pendant plusieurs semaines, cette révolte a rythmé le quotidien des habitant·es de la capitale, Nouméa, et de ses alentours. Le bilan des violences commises durant ce soulèvement, mais aussi de la répression menée par l’État français ainsi que par des milices dites « loyalistes » (anti-indépendatistes), est très lourd (...)

Dans un ouvrage aussi pédagogique qu’engagé (à l’image de son titre : Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie), l’anthropologue Benoît Trépied revient sur la responsabilité de l’État français dans cette situation. Responsabilité immédiate, liée au choix du régime d’Emmanuel Macron de mettre fin au (relatif) consensus issu des accords de Matignon et de Nouméa, et de s’engager aux côtés des plus radicaux parmi les anti-indépendantistes. Mais aussi responsabilité historique : Trépied se livre en effet à une analyse fine de l’histoire de la colonisation, méconnue en France malgré l’extrême violence qui la caractérise, ainsi que des succès et des limites des accords signés dans le passé, sur les plan politique, économique et social.

Rencontré à Paris quelques jours avant qu’il retourne sur le terrain, à 17 000 kilomètres de l’Hexagone, le chercheur revient sur cette histoire douloureuse. (...)

Benoît Trépied :

La colonisation par la France de ce qui s’appelait la Nouvelle-Calédonie depuis que James Cook y avait accosté [en 1774, NDLR] a débuté à partir de 1853. L’objectif était avant tout de créer un bagne afin d’exiler les éléments indésirables de la métropole, et ainsi de trouver une alternative au bagne de Cayenne [en Guyane, NDLR], qui était trop mortifère – les bagnards y tombaient comme des mouches. Pour la France, la Nouvelle-Calédonie était donc destinée à être une terre de relégation pour les bagnards et les forçats, ce qui lui permettait de leur faire expier leur faute via les travaux forcés, tout en mettant en valeur la colonie, en construisant des infrastructures, des routes, etc. – la ville de Nouméa a été construite par les bagnards, par exemple. À la fin de leur peine, l’État leur proposait de rester sur place et de devenir des colons en acquérant des petits lopins de terre.

À ce projet de colonisation pénale s’est ensuite ajouté celui d’une colonisation libre, lorsque l’État a proposé des solutions d’ascension sociale par la voie coloniale à des « petits » Français de l’Hexagone à la fin du XIXe siècle. Et à cette double colonisation de peuplement, pénale et libre, se sont ajoutés les contrats d’engagement (des contrats de travail contraints, assez proches de l’esclavage) signés par des indigènes venus d’autres îles du Pacifique ou d’Asie du Sud-Est.

C’est ainsi que, au fil du temps, cette société coloniale s’est constituée. Une société diverse, traversée de nombreuses lignes de fractures sociales, raciales mais aussi de genres, puisqu’il y avait une grande pénurie de femmes, en particulier de femmes blanches. Et cette société coloniale composite s’est constituée à côté de la société kanak, voire à son détriment, puisque pour que cette société coloniale puisse se déployer, il fallait de la place. Les Kanak se sont fait spolier leurs terres, puis enfermer dans des réserves desquelles ils n’avaient pas le droit de sortir jusqu’en 1946. Ainsi, le développement de cette société coloniale calédonienne s’est fondé sur la négation des Kanak, et même sur la volonté de les éradiquer – un paramètre que l’on retrouve généralement dans les colonies de peuplement. (...)

Pendant la période coloniale, les Kanak sont majoritaires, mais ils sont soumis dans le cadre du régime de l’indigénat, ils sont donc privés de leurs droits civiques. La question électorale, et donc démographique, commence à se poser à partir de 1946, quand les Kanak sont sur le point de devenir citoyens (comme les autres peuples indigènes des colonies françaises). Ils représentent alors environ 50 % de la population calédonienne. Cela signifie que s’ils votent, ils risquent de bouleverser les équilibres électoraux locaux : le conseil général, les mairies... Se pose donc la question, ici comme dans l’ensemble de l’Empire français, de la citoyenneté qui va être octroyée aux indigènes : comment va-t-elle s’exercer ? Quels droits sociaux et politiques va-t-elle impliquer ?

À l’intérieur même de la colonie, la question de la citoyenneté interroge non pas le rapport de la Nouvelle-Calédonie à la France, mais les rapports de force en interne. (...)

Pendant quelques années, seuls 10 % des Kanak en âge de voter peuvent voter. En 1951, ce sont 60 % des Kanak en âge de voter qui sont inscrits sur les listes. Ce n’est qu’en 1956-1957 que l’on atteint le taux de 100 %.

L’autre question qui se pose est de savoir si l’on crée deux collèges électoraux distincts (comme en Algérie) ou un collège unique. Finalement, c’est le collège unique qui est mis en place. Il faut préciser qu’à cette époque, l’expression politique des Kanak est étroitement contrôlée par des associations créées par des missionnaires, visant à éviter toute remise en cause trop frontale de l’héritage colonial. Ce qui fait que, contrairement à ce qui se passe ailleurs, et notamment en Afrique, il n’y a pas de mouvement anticolonial radical qui émerge dans ces années 1950-1960. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 qu’émergent les mouvements indépendantistes, avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus (...)

Rémi Carayol : De fait, en 1976, les Kanak deviennent minoritaires… Et, deux ans plus tard, en 1978, Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendantiste, déclare : « Nous sommes un peuple en sursis. » Que veut-il dire par là ?

Benoît Trépied : Il exprime la crainte de l’anéantissement, de la disparition, de la submersion ; la peur de finir comme leurs frères aborigènes en Australie, dont les Kanak parlent beaucoup. Ils disent : « On ne veut pas finir comme les Aborigènes, qui ne représentent que 4 % de la population ». Tjibaou déclare aussi, à peu près à la même époque : « Serons-nous les derniers Mohicans du Pacifique ? » Ce parallèle avec les Mohicans, c’est-à-dire les Amérindiens, et la question de la disparition des autochtones, est le nœud qui s’inscrit dans cette histoire longue et qui a encore des échos aujourd’hui. Derrière l’enjeu de la limitation du corps électoral, qui avait été actée lors des accords de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998, et que Macron a essayé de faire sauter en 2024, se cache la peur de disparaître en tant que peuple. (...)

Après la crise des années 1980, qui a abouti au drame d’Ouvéa et aux accords de Nouméa, des points de compromis ont été trouvés. Les Kanak ont d’abord accepté d’intégrer les colons dans le processus (ceux qui sont nés dans l’archipel avec un parent né dans l’archipel) ; puis tous les Français qui étaient installés au moment de la signature des accords de Matignon, en 1988 ; puis, lors de la signature des accords de Nouméa, tous ceux qui étaient installés en 1998...

Lorsque le pouvoir macroniste et ses alliés « loyalistes » ont souhaité faire sauter cette limite, arguant que ce n’est pas normal que des citoyens français ne puissent pas voter aux élections locales, la crainte de la mise en minorité des Kanak a réémergé. Une crainte plus ou moins confirmée dans les faits, avec des vagues d’arrivées, mais aussi des vagues de départs, selon la situation économique du moment (...)

La Calédonie a un potentiel d’émancipation économique lié au fait qu’elle est l’un des plus grands pays producteurs de nickel. La stratégie des indépendantistes depuis plus de trente ans a été de développer une forme de nationalisme minier et métallurgique - ce qu’ils appellent la « doctrine nickel » - pour faire en sorte que le pays s’émancipe économiquement. Mais la filière traverse une crise depuis quelques années. Et la révolte de mai-juin 2024 a tout foutu à plat. C’est pour ça qu’une partie des indépendantistes qui étaient engagés dans cette politique n’ont pas eu de mots assez durs pour les indépendantistes qui ont appelé au soulèvement l’année dernière. (...)

Rémi Carayol : La révolte de mai 2024 est autant politique que sociale, soulignez-vous. Qui est descendu dans la rue ?

Benoît Trépied : La réalité, c’est qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé. On manque encore du recul nécessaire. À première vue, c’est la jeunesse kanak et océanienne pauvre de la ville de Nouméa qui s’est révoltée. Or ces gens-là sont les oubliés des accords. Le niveau de misère sociale à Nouméa, dans les quartiers que l’on appelle les « squats », dont certains sont de véritables bidonvilles, est très important. Et cette misère sociale s’est cristallisée sur la question du dégel du corps électoral, car les discriminations sont vécues comme des formes contemporaines d’oppression coloniale. C’est une forme de politisation de la révolte sociale. (...)

Aujourd’hui, il y a beaucoup de Caldoches, même des métropolitains, qui depuis quarante ans ont compris le sens de la revendication kanak, ont compris la politique de la main tendue kanak, et se sont engagés dans cette voie. Mais d’autres, surtout ceux concentrés sur la ville de Nouméa, qui est une ville très ségréguée, continuent de penser qu’on peut imaginer un avenir sans les Kanak dans une logique d’apartheid. Ces gens-là ont le vent en poupe depuis la fin des années 2010, et c’est aussi l’échec des modérés qui ont eu des discours progressistes, mais des pratiques excluantes, dans les années 2000 et 2010. (...)

ici, ce n’est pas une histoire de démocratie ni de référendum, c’est une histoire de décolonisation.