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Mediapart
« L’éco-anxiété peut être une ressource politique pour agir collectivement »
#ecoanxiete #criseclimatique
Article mis en ligne le 21 avril 2025
dernière modification le 20 avril 2025

Face au chaos climatique, le psychosociologue Jean Le Goff propose dans un essai qui s’appuie sur des témoignages de militants écologistes d’appréhender l’éco-anxiété comme un sentiment politique à mettre au service des luttes.

Le 15 avril, l’Ademe – l’agence pour la transition écologique – a publié une étude qui estime que 4,2 millions de Français et de Françaises sont « fortement », voire « très fortement » touché·es par l’éco-anxiété, définie comme « une détresse mentale face aux enjeux environnementaux ».

420 000 de nos concitoyen·nes ont même un risque « sévère » de basculer vers une psychopathologie, telle que la dépression réactionnelle ou le trouble anxieux. Face à l’ampleur de ces chiffres, l’éco-anxiété doit être considérée comme « un enjeu de santé publique », assure l’Ademe, qui précise qu’aucune catégorie socio-démographique n’est épargnée par cette détresse.

Docteur en sociologie et psychosociologue attaché au Centre Esta (Centre d’études psychosociologiques et travaux de recherche appliquée), Jean Le Goff a mené une enquête auprès de militant·es du mouvement climat afin d’interroger la dimension collective des sentiments d’anxiété, de colère ou de tristesse qui traversent ces activistes.

Dans Politiser l’éco-anxiété, publié début avril aux éditions du Détour, il explore les différents pièges politiques de ce terme comme les potentialités d’organisation collective qui se nichent sous nos affects alors que le monde brûle. (...)

Jean Le Goff : Quand le terme d’éco-anxiété est apparu en France vers 2019, j’ai eu des hésitations. D’un côté, je me suis dit qu’il y avait un mot dont les gens pouvaient se saisir pour exprimer ce qui les traversait, là où, avant, tout ce qui était de l’ordre des sentiments était assez tabou dans les milieux militants, notamment écologistes.

Mais d’un autre côté, l’éco-anxiété induit aussi un cadrage qui est très centré sur l’individu et sur la manière dont on doit « gérer » ses émotions. (...)

J’ai donc essayé de me décaler en prenant ce mot d’éco-anxiété comme une porte d’entrée pour aborder la question des vécus, de la subjectivité, des moyens de se protéger, etc. Et en ce sens, je rejoins les écoféminismes dans l’idée de faire place aux mondes internes, aux sentiments négatifs, ce qui a aussi pour effet de créer du lien social. (...)

il est important de souligner que les personnes les plus précaires et les plus vulnérables sont celles qui sont les plus exposées à la crise écologique, et donc on peut penser que c’est aussi ces dernières qui, subjectivement, vivent le plus de détresse en lien avec leur exposition aux conséquences du changement climatique. (...)

Ce que je défends est que cette exploration de la subjectivité n’est pas un repli sur soi : cette éco-anxiété peut être une ressource politique pour agir collectivement.

Comment alors politiser l’éco-anxiété ? Est-ce qu’on peut la guérir par l’action politique ?

Pour les personnes qui se sentent très remuées par des sentiments complexes liés à l’état actuel du monde, cela veut dire : comment se mettre en action ? comment s’organiser ? Et pour ceux et celles qui se mobilisent déjà collectivement, que ce soit des militants ou des personnes qui travaillent sur le sujet ou qui y réfléchissent, qui écrivent là-dessus, c’est : comment faire place à ce qui nous traverse ? C’est affirmer qu’explorer ces sentiments est aussi un geste politique. Et qu’on peut socialiser à partir de ces ressentis.

Ma discipline est la psychosociologie : elle conjugue à la fois la subjectivité des affects et la compréhension des dynamiques sociales et politiques. L’idée de politiser l’éco-anxiété, c’est de tenir les deux (...)

Il y a un champ peu exploré par les sociologues qui est celui des projections sociales. Contre les angoisses liées à la crise écologique et climatique, la société se protège collectivement en demandant à la figure de l’écologiste de porter le sujet pour tout le monde. Et en même temps, cette figure de l’écolo va être attaquée régulièrement. C’est une dynamique sociale classique qui permet de remettre sur l’autre ce qu’on ne veut pas voir en soi. (...)

Mais la projection s’opère aussi de l’autre côté. J’ai recueilli par exemple un témoignage d’une militante écologiste qui fait porter à ceux qu’on identifie comme non écologistes tout ce qui est de l’ordre de l’insouciance, de la pulsion destructrice, de la satisfaction immédiate de ses envies.

Quant à la morale des écologistes, elle a effectivement mauvaise presse, et souvent à raison. Mais attention à ce terme. Comme l’affirme l’universitaire américain C. Fred Alford, il faut distinguer une morale répressive, exigeante, d’une morale réparatrice, articulée à l’envie de préserver ce qu’on aime, ce à quoi on tient. Cette morale-là n’est pas un sentiment de culpabilité persécuteur mais plutôt un souci de l’autre. (...)

Pour dépasser l’éco-anxiété, ne faut-il pas être « écofurieux », comme l’avance Frédéric Lordon ?

Ce que je trouve important, c’est de ne pas mettre de normes sur la manière dont il faudrait vivre les choses ou pas. Durant mon terrain, entre autres pendant la COP21 de Paris fin 2015, une norme qui était très forte était qu’il fallait « être positif ». Nous allions mobiliser les gens par le positif, donc il fallait nous-mêmes incarner cette positivité.

Et en ce moment, la manière « normale » de vivre le monde serait d’être éco-anxieux.

Il faut essayer de mettre de côté ces normes-là pour se demander : qu’est-ce qui nous traverse vraiment ? Lordon valorise le fait d’être éco-furieux, je trouve ça très bien. Toutes les ressources qu’on peut trouver dans la colère sont très importantes. Mais il ne faudrait pas que ça devienne une nouvelle norme.

En fait, la vraie question est plutôt : comment repère-t-on, chacun, chacune, où sont nos ressources ? Pour certains, ça va être dans la colère, pour d’autres, ça va être dans la tristesse, par exemple. (...)

On observe une convergence des attaques de l’extrême droite, qui est à la fois climatosceptique, transphobe et antimigrants. Je trouve qu’une ressource possible qu’on peut trouver là-dedans, c’est que cela peut faire émerger des solidarités entre les différentes luttes climatiques, LGBT+ et de solidarité avec les exilés.

Ce que l’on vit aujourd’hui n’est plus forcément une angoisse diffuse mais quelque chose de beaucoup plus frontal et menaçant. Et, peut-être, le mot éco-anxiété ne suffira plus à décrire les sentiments que l’on ressent face aux folles déclarations de Donald Trump.