Voilà des mois que le contexte politique, en particulier le champ de bataille que sont devenues l’agriculture et l’écologie, me hante. Pour ne pas rester sans rien faire, j’ai écrit un texte qui, je l’espère, contribuera à éclairer les dynamiques fétides actuellement à l’œuvre. Merci d’avance pour vos partages
En octobre dernier, un couple d’éleveurs bretons m’a raconté comment leur fille adolescente, durant ses études agricoles, a été moquée et dénigrée par des camarades de classe. Parce que ses parents sont des « bios », elle était, aux yeux de quelques-uns, la « sale pute d’écolo » (sic).
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Il y a quelques jours, le nouveau président de la Coordination rurale, deuxième syndicat agricole français, déclarait publiquement : « Les écolos, la décroissance veulent nous crever, nous devons leur faire la peau. »
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Début novembre, Mediapart et Libération révélaient des images filmées par les caméras-piétons des gendarmes lors de la manifestation organisée en mars 2023 contre l’implantation de méga-bassines à Sainte-Soline. « Je ne compte plus les mecs qu’on a éborgnés », se réjouit un militaire. « Faut qu’on les tue », s’exclame un autre. Les manifestants sont qualifiés en chœur de « pue-la-pisse », d’« enculés », de « chiens » ou de « résidus de capote ».
L’aspect le plus notable, dans ce florilège, est selon moi la jubilation qui semble animer certains membres des forces de l’ordre à l’idée de briser, de violenter, d’anéantir, ceux d’en face.
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En mars 2025, une vidéo « humoristique » était diffusée lors de l’assemblée générale des Jeunes agriculteurs de la Manche, syndicat affilié à la FNSEA, en présence du préfet de département. On pouvait y voir un agriculteur excédé par la visite dans sa ferme d’un agent de l’« Office du complot de la biodiversité ». Le fonctionnaire finissait assassiné à coup de pelle et enterré à la hâte.
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Début février 2025, l’ancien président de la chambre d’agriculture de Loire-Atlantique s’en est pris violemment à une technicienne naturaliste venue effectuer des relevés dans une parcelle. « Les personnes comme toi méritent d’être égorgées », aurait notamment déclaré l’intéressé.
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Je pourrais multiplier les exemples. (...)
Pour certains, en France, les « écologistes » sont devenus des ennemis à abattre. Non pas seulement des adversaires politiques, mais des ennemis. Que l’on compare aux pires dictateurs sanguinaires (talibans, ayatollahs, khmers). Que l’on peut menacer. A qui l’on peut promettre la mort sans que cela déclenche l’activation de quelque cellule gouvernementale d’enquête et d’assistance. Sans que cela, non plus, suscite l’indignation des chroniqueurs les plus en vue.
Je rencontre depuis peu des hommes et femmes qui ont peur de revendiquer leur sensibilité « écologique ». Je remarque, dans nos discussions, l’embarras, la honte, cette façon qu’ils ou elles ont de baisser le ton au moment d’évoquer leur « cause ». Comme s’il s’agissait de criminalité organisée ! Comme s’ils pointaient chez Daech !
Entendons-nous bien : je ne parle même pas d’activistes pratiquant la désobéissance civile. Je parle de membres d’associations locales dédiées à la création d’un verger partagé. Je parle de bibliothécaires organisant des rencontres littéraires en lien avec le vivant. « Mais bon, disent-ils, nous, on n’est que des… écolos… »
Parfois même, ils utilisent, pour se désigner, l’insulte préférée de leurs détracteurs : « Ecolos-bobos. » Autant dire que les adversaires de l’écologie ont remporté la première bataille – peut-être la mère de toutes. Ils ont instillé le doute, l’effroi, la honte de soi. (...)
C’est ainsi que commencent les épurations – j’assume ce mot. C’est ainsi, du moins, que les épurations ont commencé, dans d’autres contextes (...)
Car « les écologistes », ça n’existe pas. L’écologie est un concept fourre-tout qui rassemble des citoyens sensibles à la faune, à la flore, aux paysages ou aux pollutions, ainsi que des scientifiques, des naturalistes, des membres de partis politiques (pas uniquement au sein du parti Les Ecologistes, puisqu’il y a des « écologistes » revendiqués ailleurs à gauche, de même qu’à droite et à l’extrême droite), mais aussi des militants (pacifistes ou non) ainsi que (c’est un comble)… bon nombre d’agriculteurs et d’agricultrices.
Pour bien épurer, il faut ensuite désigner cette catégorie comme responsable de maux en tous genres. (...)
Une fois ces ingrédients réunis, il suffit de tirer à vue. Dans les discours, dans les médias, dans les livres : sulfater, cibler les nuisibles, nourrir leur honte d’être ce qu’ils sont, les laisser s’affaiblir eux-mêmes.
Alors, les dés sont jetés. Les hasards du temps et l’imprévisibilité des foules feront le reste.
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Je ne compare pas les époques. Je n’affirme pas qu’une épuration a lieu actuellement en France. Je constate simplement que des planètes sont en cours d’alignement. Que la mécanique s’enclenche. J’entends des éditorialistes, des élus, des décideurs, qui expliquent que les « écolos » sont la cause de tout et son contraire, alors même que lesdits « écolos » ne sont parvenus nulle part en Occident à imposer quelque transformation politique d’ampleur depuis que le concept d’écologie existe (tout au plus ont-ils enfoncé quelques coins dans la doxa productiviste et extractiviste).
L’épuration, si elle a lieu, ne prendra pas nécessairement la forme des purges hitlériennes ou staliniennes. Elle pourrait être totale ou partielle, judiciaire ou sociale, culturelle, politique, policière.... Cela pourrait demeurer strictement symbolique – c’est déjà beaucoup. Cela, aussi, pourrait s’achever en bain de sang.
Aux USA, le coup d’envoi a été donné. Donald Trump a fait licencier des milliers de fonctionnaires et de scientifiques chargés notamment d’étudier l’évolution du climat, quand il ne les a pas publiquement calomniés. Des météorologues, accusés de « créer » (oui !) les ouragans qui ont dévasté certaines régions du pays, ont été menacés de mort. Etc.
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Le processus s’est mis en place de façon insidieuse. Aucun lobby, aucune multinationale, aucun parti politique n’a publiquement déclaré la guerre à l’écologie. Évidemment que non. (...)
En France, l’agriculture et la ruralité sont devenues les terrains privilégiés de cette « expérience » sociale d’une grande explosivité.
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J’ai la chance d’évoluer entre ces deux mondes (qui, dans l’absolu, n’en forment qu’un) : écologie d’un côté, agriculture de l’autre. Fils d’éleveurs laitiers, j’ai conservé un lien fort à la terre et aux gens qui en vivent. Je réside dans une commune rurale de Bretagne.
En tant que journaliste, je suis amené à échanger presque quotidiennement avec des agriculteurs et agricultrices aux quatre coins du pays. Certains sont devenus des amis. Parfois, le dialogue est rude. La plupart du temps, y compris lorsque nos diagnostics divergent, nous parvenons à nous entendre et, accessoirement, à bien nous marrer.
De longue date, en tant que journaliste mais aussi en tant que citoyen et, plus simplement, en tant qu’humain, j’ai développé un intérêt pour le vivant en général et pour la façon dont nous interagissons avec lui. On pourrait me qualifier d’écologiste. J’assume.
Depuis ce poste d’observation, je vois le Piège qui se referme.
Nous sommes tombés dedans collectivement, fleur au fusil, naïveté en bandoulière.
Le Piège n’est pas le fruit du hasard. Il constitue l’aboutissement d’un processus engagé il y a plusieurs décennies, et qui a pris une nouvelle tournure depuis le début des années « affreuses, sales et méchantes », pour reprendre les mots du philosophe Dominique Bourg, autrement dit les années 2020.
Le Piège ne porte pas de nom. Des historiens se chargeront peut-être, dans les années à venir, de le définir avec précision.
En attendant, il est possible d’en identifier quelques rouages.
Les choses se sont déroulées, selon moi, en quatre temps :
*Multiplication des périls écologiques et prise de conscience citoyenne
*Début d’une prise en compte politique des questions écologiques
*Contre-offensive des principaux bénéficiaires du statu quo, incluant la désignation de boucs émissaires
*Reculs politiques, confusion et colère généralisées, blocages idéologiques, chasse aux sorcières (...)
Ça n’était pas la révolution, ça n’était pas une rupture civilisationnelle, mais c’était suffisant pour faire vaciller le modèle agricole et alimentaire dominant, à savoir le productivisme agro-industriel, et ses principaux bénéficiaires, soit une partie de l’élite socio-économique au sein du monde agricole, ainsi que les multinationales de l’alimentation, des pesticides, des engrais, des semences et du machinisme.
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La partie émergée de l’iceberg était la montée en puissance de l’Agriculture biologique. Rappelons que le « bio » répond à beaucoup d’impasses techniques et écologiques actuelles en matière d’agriculture – je ne développerai pas cet aspect ici, mais les sources sont nombreuses. Et qu’il pourrait parfaitement, moyennant une planification, un accompagnement des acteurs, ainsi qu’une évolution globale de notre alimentation, « nourrir le monde ». Il nourrit déjà, d’ailleurs, une bonne partie de la planète. De nombreuses études ont démontré cela et l’Organisation des Nations unies l’a écrit noir sur blanc.
Mais l’Agriculture biologique a un défaut majeur : elle suppose, en cas de généralisation et d’articulation à une approche agricole « économe-autonome » territorialisée, une remise à plat des structures de domination inhérentes à nos systèmes agricoles et alimentaires. Qui plus est, elle ne fait pas les affaires des fabricants d’engrais et de pesticides, des vendeurs de soja, ni celles, entre autres, des conseillers en agriculture hyperconnectée. C’est même tout l’inverse : elle pourrait, à terme, tuer leur business (tout en créant des emplois par ailleurs).
Alors, le vieux lion a rugi. Le système, dans un réflexe d’autodéfense, a fourbi ses anticorps. (...)
La manœuvre a permis à certains protagonistes d’entretenir la confusion, de calmer les ardeurs citoyennes et militantes et, ainsi, de GAGNER DU TEMPS.
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L’« agribashing » était une sorte de feu d’artifice inaugural. Il préfigurait les joyeusetés à venir, en France et en Europe.
Pour faire dérailler le train fragile de la transformation écologique, l’industrie a utilisé des armes rustiques mais redoutables, déjà déployées pour repêcher l’amiante, le tabac et les énergies fossiles : déni, mensonge, manipulation, instrumentalisation, désinformation, utilisation de « relais » pseudo-scientifiques ou pseudo-journalistiques, désignation de boucs émissaires.
On peut se faire une idée de la sidérante ampleur de cette contre-offensive en consultant les enquêtes que les ONG Corporate Europe et De Smog ont consacrées au torpillage du Pacte vert européen par les lobbies agro-industriels, alliés à la Copa-Cogeca, le principal syndicat des agriculteurs et coopératives du continent, dont la FNSEA constitue l’un des fers de lance. (...)
C’est ainsi que la loi Duplomb, qui vise davantage au renforcement de la fuite en avant productiviste qu’à la résilience de notre agriculture par temps de crise, a pu être votée.
C’est ainsi qu’aucun objectif en matière de réduction des pesticides n’a été atteint, ces dernières années, et que l’indicateur chargé de quantifier leur utilisation a finalement été remplacé par un autre, considéré par l’Inrae comme défaillant.
C’est ainsi, surtout, que le volet agricole du Pacte vert européen, probablement la politique la plus modestement ambitieuse jamais élaborée sur notre continent en matière d’évolution des modes de production et de consommation, a été dézingué par les lobbies agro-industriels et leurs complaisants relais à Bruxelles, Paris, Berlin ou Rome…
C’est ainsi que « les tenants d’une écologie punitive et décroissante » ont été désignés, entre autres, par le premier ministre français Jean Castex, comme des freins à l’avènement d’une écologie « à la française ».
Enfin, c’est ainsi qu’une journaliste du Point, connue pour ses prises de position pro-agro-industrie, a pu écrire dans un livre : « L’écologie politique est le courant de pensée faisant courir le plus de risques à notre pays. »
Mesurons bien le poids de ces mots : « Le plus de risques »...
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Bien entendu, les artilleurs de l’extrême droite, à commencer par les éditorialistes de l’empire Bolloré, ont participé à la mise au pilori. (...)
Plutôt que de reconnaître ses impasses et d’envisager lucidement sa propre transformation, le système a offert le spectacle balourd de son propre raidissement. Il s’est arc-bouté.
Qu’importent les dommages moraux, humains, environnementaux : à ce stade, le système semble avant tout préoccupé par sa propre survie.
En désignant des boucs émissaires, il est parvenu à opposer entre eux des groupes sociaux dont les intérêts s’avèrent pourtant, à bien des égards, parfaitement convergents : nourrir les humains, s’assurer que nos descendants pourront habiter la seule planète habitable à quelques milliards de kilomètres à la ronde.
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Pendant qu’écologistes et paysans s’écharpent, pendant que les uns subissent les assauts des autres, les vrais bénéficiaires des vrais problèmes agricoles et écologiques récoltent les fruits de la discorde : ils gagnent du temps. Les affaires continuent comme si de rien n’était.
Le moment venu, les plus privilégiés d’entre eux pourront même échapper, un peu, pour quelque temps, aux conséquences écologiques et sociales de leur stratégie du chaos, depuis leurs villas bunkérisées de Suisse ou de Nouvelle-Zélande. Le problème – notre problème – est qu’ils ont enclenché au passage un processus d’une extrême inflammabilité. (...)