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L’extrême-droite technologique contre la démocratie
#extremedroite #technologies #democratie
Article mis en ligne le 30 avril 2025
dernière modification le 29 avril 2025

La Tech sous Trump (1/2)

Cet article est la première partie d’un diptyque consacré au numérique dans le contexte créé par l’élection de D. Trump. Sébastien Broca y revient sur les origines idéologiques de l’extrême-droite technologique, en analysant trois tendances anti-démocratiques (libertarianisme, prométhéisme, néo-fascisme) profondément ancrées au sein de la culture numérique. Il s’arrête aussi sur les éléments matériels qui expliquent le rapprochement entre la Tech et le trumpisme, dans le cadre d’une alliance renouvelée entre l’État américain et les grandes entreprises.

Vu depuis la France, le libertarianisme a longtemps représenté une idéologie politique exotique et relativement méconnue ; une sorte de particularisme états-unien considéré avec un peu d’incrédulité dans un pays dont l’étatisme et l’inertie sont proverbiaux (quoique souvent exagérés). Les pensées libertariennes et anarcho-capitalistes 2 – telles qu’elles apparaissent chez des intellectuels comme Friedrich Hayek, Robert Nozick, Murray Rothbard, Ayn Rand et David Friedman – ne se présentent pas, en effet, comme des conservatismes traditionnels. Ce sont des « utopies libérales » 3, au sens où elles appellent à l’émergence d’une société nouvelle, dans laquelle la logique du marché s’imposerait partout.

Ces éléments radicaux et subversifs rencontrent très tôt l’utopie d’Internet, soit l’idée de faire du monde en ligne un espace hors d’atteinte pour le pouvoir de l’État. (...)

Wired présente la nouvelle « nation numérique » comme « clairement libertarienne », c’est-à-dire comme ayant plus confiance dans le marché et les individus que dans l’État.

Les préceptes libertariens imprègnent aussi une fraction du Parti républicain. Le président de la Chambre des représentants Newt Gingrich voit « l’âge de l’information » comme une promesse d’étendre le marché et les libertés individuelles tout en limitant les « contrôles par l’État ». Ce projet de dérégulation est défendu par la Progress and Freedom Foundation, un think tank financé par de grands acteurs industriels du numérique comme AT&T, Microsoft et Intel. Il est formalisé dès 1994 dans un document intitulé « Cyberspace and the American Dream : A Magna Carta for the Knowledge Age », rédigé par le futurologue Alvin Toffler, la journaliste Esther Dyson, l’ancien conseiller scientifique de R. Reagan George Keyworth et l’investisseur George Gilder. Ce dernier lance par ailleurs en 1996 une newsletter qui fait fureur dans la Silicon Valley. Il cultive aussi son image réactionnaire, attestée par le fait qu’une organisation féministe l’a jadis désigné « cochon machiste de l’année » !

Dès le milieu des années 1990 se noue ainsi une alliance entre les techno-hippies libertaires issus de la contre-culture et certains acteurs économiques et politiques situés à la droite du Parti républicain. C’est ce que certains appelleront l’« idéologie californienne » 5, d’autres le « cyberlibertarianisme » 6. Cette association en apparence surprenante repose moins sur un malentendu que sur un adversaire commun : la capacité réglementaire de l’État. De nombreux progressistes refusent alors de voir que, derrière un vernis anti-establishment, l’idéologie cyberlibertarienne est profondément anti-démocratique (...)

Il existe en effet une contradiction entre la rhétorique superficiellement « démocratique » de certains libertariens et les implications foncièrement anti-démocratiques des principes qu’ils professent. La valorisation inconditionnelle de l’individu et du libre marché ne peut en effet que remettre en cause la légitimité d’un pouvoir exercé collectivement, apte à contraindre les projets individuels et les acteurs marchands 7. Derrière la détestation de l’État se découvre la haine de la démocratie. Derrière l’utopie libérale d’une société nouvelle se lit le projet violemment conservateur de « ceux qui ont déjà un pouvoir économique et politique considérable » et souhaitent « empêcher la gouvernance démocratique de limiter ce pouvoir » 8.

Cette vérité du cyberlibertarianisme est énoncée sans détour dans un ouvrage de 1997, qui aura une grande influence dans la Silicon Valley : The Sovereign Individual. (...)

À partir des années 2000, P. Thiel défend ainsi un hyper-capitalisme contrôlé par quelques « individus souverains » cherchant à échapper au pouvoir du demos. Dès 2009, il affirme sans ambages, dans un texte pour le Cato Institute, que liberté et démocratie sont incompatibles et que « la mission des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes ». L’objectif est de soustraire une élite libertarienne à toute forme de contrôle démocratique, afin de la protéger de la réglementation, de la fiscalité, du droit du travail, etc. Donald Trump se présente quelques années plus tard comme un instrument crédible pour réaliser ce projet – davantage que l’homme politique libertarien Ron Paul, que P. Thiel a financé par deux fois en pure perte lors des primaires républicaines de 2008 et 2012. En 2016, P. Thiel est ainsi le seul grand patron de la Silicon Valley à soutenir ouvertement le magnat de l’immobilier. Cela lui vaut au cours du premier mandat de D. Trump un rôle de conseiller et d’intermédiaire entre la Maison-Blanche et les dirigeants des Big Tech – et aide son entreprise Palantir à décrocher de lucratifs contrats fédéraux 10. (...)

Bien avant le ralliement d’E. Musk à D. Trump, il structure ainsi un puissant réseau destiné à promouvoir sa vision cyberlibertarienne. Comme le souligne dès 2017 un article de Wired, ses idées sont répandues au sein de la Silicon Valley, mais la plupart des grandes figures de la Tech n’osent pas, à l’époque, les défendre ouvertement.

Les choses vont progressivement changer. Il est à cet égard instructif de s’arrêter sur la trajectoire du développeur et blogueur Curtis Yarvin, aussi connu sous le nom de plume Mencius Moldburg. Dès le milieu des années 2010, ce dernier revendique quelques centaines de milliers de lecteurs et bénéfice d’une audience dans les milieux libertariens de la Silicon Valley. Proche de P. Thiel et de J. D. Vance, il défend une vision « techno-monarchique », ouvertement anti-démocratique, qui radicalise les idées formulées dans The Sovereign Individual. Il appelle ainsi à remplacer les États-nations par un patchwork de micro-États, chacun « gouverné comme une société commerciale, sans tenir compte de l’opinion des résidents ». (...)

. Il passe ainsi pour avoir inspiré le programme DOGE d’E. Musk et serait aujourd’hui influent auprès de J. D. Vance. Au-delà, c’est toute la galaxie cyberlibertarienne financée par P. Thiel, qui jouit dorénavant d’un pouvoir idéologique et politique important, comme en témoigne le projet récemment formulé par E. Musk que « la situation par défaut [soit] l’absence de réglementations ».