
Malgré l’absence de délégation officielle russe aux Jeux olympiques de Paris, Vladimir Poutine est loin d’être aussi « isolé » que le souhaiteraient l’Europe et les États-Unis. Sa diplomatie cherche à rassembler autour des intérêts de Moscou une masse critique de pays non occidentaux.
Voyages présidentiels en Chine, en Corée du Nord, au Bélarus ou au Vietnam, visites du ministre des affaires étrangères au Laos, aux États-Unis, au Tchad, au Burkina Faso, en République du Congo et en Guinée... Pour un pays censé avoir été mis au ban de la communauté internationale, les dirigeants russes ont eu, ces derniers mois, un bilan carbone étonnamment élevé.
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, les efforts pour marginaliser diplomatiquement Moscou et contraindre son économie ont pourtant été constants : paquets de sanctions, restrictions sur les échanges commerciaux, embargo européen sur les importations de pétrole brut… (...)
Est-il pour autant le paria mondial que l’Ukraine et ses soutiens souhaiteraient ? Rien n’est moins sûr. Dans la foulée de sa réélection à la tête de la Fédération de Russie le 17 mars, Vladimir Poutine a rencontré plus de vingt chefs d’État et de gouvernement et a réalisé six visites à l’étranger, selon un décompte de l’agence Bloomberg. Quant à son inamovible ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, il semble se démultiplier. (...)
« La notion d’isolement a un problème : c’est qu’elle est occidentalo-centrée », estime également Marlène Laruelle, professeure d’affaires internationales et de sciences politiques à l’université George Washington, qui traduit et commente pour le site Le Grand Continent les grands documents de politique étrangère russe. Pour la chercheuse, s’il y a bien « un isolement [russe] vis-à-vis de l’Occident », il ne vaut pas pour le reste du monde. (...)
L’exécutif russe semble bel et bien avoir mis en application, ces derniers mois, « une stratégie de relance de ses activités diplomatiques dans le monde non occidental », observe Marlène Laruelle.
Pourquoi maintenant ? « Poutine se sent stabilisé chez lui : il a été réélu, il n’y a plus de mutinerie ou de personnages comme Evgueni Prigojine en arrière-plan, le front avec l’Ukraine est stable, voire plutôt favorable à la Russie, l’économie russe se porte plutôt bien et résiste aux sanctions. Tout cela offre une fenêtre d’opportunité pour les activités diplomatiques », énumère la chercheuse.
Parmi les objectifs poursuivis par les diplomates de Moscou : tendre la main aux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud, parfois rassemblés hâtivement sous l’étiquette de « Sud global ». La Russie préfère les appeler « Majorité mondiale », afin de rappeler qu’à ses yeux, l’Europe et les États-Unis restent une minorité politique et démographique, fût-elle puissante. (...)
Pour obtenir le soutien de ces pays, la Russie se présente, toujours dans ce document, comme « l’avant-garde de la lutte contre l’hégémonie de l’Occident », et assure qu’elle les aidera à retrouver « leur souveraineté pleine et entière, non contrainte par les dogmes, les institutions et les ordres de l’Occident ».
Concrètement, Moscou tente de les associer à ses efforts pour briser le monopole du dollar, développer de nouveaux corridors logistiques et, plus généralement, renforcer les institutions « alternatives » à celles dominées par les États-Unis et les pays riches d’Europe de l’Ouest, comme les Brics ou l’Organisation de coopération de Shanghai (OSC). Vladimir Poutine a récemment proposé que les Brics – soit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, rejoints en janvier 2023 par l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran – disposent de leur propre parlement. (...)
Bien qu’elle en fasse moins la publicité, la diplomatie russe profite aussi de ses échanges bilatéraux avec les États non occidentaux pour discuter du contournement des sanctions qui la visent ou pour s’assurer de livraisons d’armes, de composants ou de technologies duales nécessaires à la poursuite de sa guerre en Ukraine. (...)
des voix clés de la politique étrangère russe comme Sergueï Karaganov estiment aussi que la guerre contre l’Ukraine était nécessaire, que « la création des armes nucléaires est le fruit d’une intervention divine » et que la Russie devrait procéder à une frappe nucléaire « préventive » vers l’Europe ou les États-Unis pour « briser la volonté d’agression de l’Occident » et « sauver l’humanité ».
La guerre à Gaza, cadeau inespéré pour Moscou (...)
Des chefs d’État qui, au début de la guerre contre l’Ukraine, avaient veillé à garder leurs distances avec Vladimir Poutine n’ont aujourd’hui plus les mêmes préventions. Le fait que la guerre dure a affaibli certaines « barrières morales », qui pèsent de moins en moins face à « des considérations plus pragmatiques, souvent d’ordre économique », observe Tatiana Kastouéva-Jean. (...)
Le « double standard » des pays occidentaux, plus prompts à dénoncer les massacres commis par Vladimir Poutine en Ukraine que ceux commis par Benyamin Nétanyahou à Gaza, a largement ruiné les efforts américains et européens pour convaincre les pays du Sud de soutenir l’Ukraine. « Le soutien à Israël coûte cher à l’Occident en termes de réputation vis-à-vis des pays du Sud », confirme Marlène Laruelle.
Cela ne signifie pas qu’ils adhèrent totalement aux desseins de Moscou pour autant. « Les pays du Sud se rendent bien compte du jeu que joue la Russie. Mais de plus en plus d’entre eux se disent qu’en effet, si on veut vraiment changer les institutions mondiales et faire en sorte que les pays occidentaux perdent leur suprématie, il faudra l’aide de la Russie. Et rien que cela, c’est un succès », conclut la chercheuse.