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Basta !
« L’opinion est bien plus nuancée et complexe que ce que les médias donnent à voir »
#opinionpublique #medias
Article mis en ligne le 16 janvier 2025
dernière modification le 14 janvier 2025

Basta ! : En tant qu’observatrice de la société française, celle-ci vous paraît-elle plus fracturée au 1er janvier 2025 qu’elle ne l’était au 1er janvier 2024 ?

Laurence de Nervaux : J’ai plutôt envie de vous répondre « oui », malheureusement. Cela tient beaucoup à la séquence politique, qui a accru le sentiment de division. La dissolution [de l’Assemblée nationale, ndlr] a clairement accéléré ce processus, parce qu’elle a poussé les acteurs politiques à exacerber ces divisions, parfois même à les surjouer. D’ailleurs, ils le reconnaissent souvent eux-mêmes en privé : le climat est, disent-ils, beaucoup plus détendu dans les coulisses de l’Assemblée nationale, avec la possibilité de vrais dialogues, que dans l’hémicycle ou sur les plateaux de télévision.

C’est cet effet de distorsion qui est dramatique : le paysage politique est bien plus divisé et violent que ne l’est la société française dans son ensemble, et c’est la projection du débat politique dans l’opinion qui finit par produire de la polarisation (...)

À Destin commun, on considère qu’il y a un travail intéressant à mener autour de cette notion de fierté, avec d’autres histoires à raconter – la fierté d’un modèle social et d’un modèle d’intégration, la fierté des symboles et des valeurs républicaines. Il n’y a aucune raison de laisser l’apanage de la fierté à la droite ou l’extrême droite – « la France fière », c’était le slogan de Marion Maréchal Le Pen aux dernières élections européennes. Il est urgent que d’autres familles politiques se ré-emparent de cet affect. (...)

les attaques du 7 octobre 2023 seraient « loin d’avoir engendré une forte polarisation au sein de la société française », dites-vous. Là aussi, il y a une forme de « distorsion » médiatique à l’œuvre ?

La question du conflit au Proche-Orient en est l’un des cas les plus flagrants, à mon sens. Sur ce sujet, on a analysé l’opinion à différents moments – quelques semaines après les attentats du 7 octobre, trois mois après, puis un an après. À chaque fois, nous avons constaté deux choses de manière assez évidente : d’une part, c’est loin d’être un enjeu prioritaire pour les Français, qui le classent en moyenne aux alentours de la dixième place au rang des priorités. D’autre part, et c’est le plus intéressant, leur opinion est bien plus nuancée et complexe que ce que les médias donnent à voir.

Aujourd’hui, sept Français sur dix déclarent ne pas avoir choisi un camp contre l’autre – soit parce qu’ils disent ne pas avoir d’opinion, ne soutenir aucun des deux camps ou au contraire, soutenir les deux camps de manière égale. Ce qui est en total décalage avec l’image d’une France qui serait à couteaux tirés sur la question !

La France n’est pas X/Twitter, et elle n’est pas non plus Sciences Po [au printemps 2024, un important mouvement étudiant, avec blocages et débats intenses, y avaient réclamé la fin de la guerre à Gaza, plaçant l’établissement au cœur de l’attention médiatique, ndlr].

« Deux tiers des Français déplorent l’invisibilisation médiatique des victimes de Gaza »

Cela ne veut pas dire que les Français sont dans une espèce de neutralité molle, ou désintéressée, ils expriment simplement une empathie bien plus forte et partagée que dans le débat public, en refusant de céder à l’injonction de choisir un camp. Les attaques du 7 octobre ont largement renforcé l’empathie d’une majorité des Français à l’égard des juifs. (...)

Il y a aujourd’hui un certain nombre de médias – même si, là aussi, il faudrait arrêter de dire « les médias » pour réintroduire un peu de nuance et de complexité, car ils sont loin de former une classe homogène – qui accentuent cette polarisation. Et ce, en assumant des logiques très binaires, avec des angles d’analyse très caricaturaux mettant en prise deux France face-à-face, à la limite du risque de « guerre civile », un terme qui est de plus en plus utilisé, sur n’importe quel sujet, dans le débat public. Si les Français entendent parler d’une France fracturée à longueur de journée, ensuite, quand on leur demande de répondre à un sondage sur « votre pays vous semble-t-il divisé ? » c’est logique qu’ils répondent oui ! (...)

. La cohésion sociale, ça ne veut pas dire qu’on est tous d’accord, mais au moins qu’on est capable d’en discuter. C’est ce qui participe à construire notre vision de l’intérêt général, tout simplement.

Or le problème, c’est que dans nos démocraties, et tout particulièrement en France, le sentiment de cohésion sociale s’effondre, et devient de plus en plus fragile. Les trois quarts des Français estiment aujourd’hui leur pays profondément divisé – là où on tourne plutôt autour de 60 % en Allemagne ou au Royaume-Uni. Quand on les interroge pour savoir si on peut surmonter ces divisions, on assiste désormais à un glissement vers la réponse pessimiste, qui devient majoritaire : aujourd’hui, 54 % des Français estiment que nos différences sont trop importantes pour que l’on puisse continuer à avancer ensemble. (...)

Notre postulat de départ, c’est que les grands indicateurs socio-démographiques traditionnels – l’âge, le genre, le niveau de diplômes ou de revenus, la catégorie socio-professionnelle, etc. – ne suffisent plus à décrypter la société et à expliquer les tensions que l’on y observe. Pour cela, il faut aussi s’intéresser aux systèmes de « valeurs » qui forgent nos visions du monde, pour mieux comprendre comment et sur quoi elles se confrontent.

La psychologie sociale est une méthode, encore relativement méconnue en France, qui cherche notamment à définir ces différentes représentations selon l’importance relative que chacun de nous accorde à de grands « fondements moraux » tels que les questions de l’équité, de l’identité, de l’autorité, de la bienveillance, de la pureté, etc.

Ces dimensions-là sont très structurantes de nos opinions, on se rend compte qu’on en apprend souvent plus sur quelqu’un en lui demandant, par exemple, comment il élève ses enfants, s’il est plutôt optimiste ou pessimiste ou quel est son rapport à « l’agentivité » – c’est-à-dire au fait de se sentir acteur de sa propre vie, ou au contraire, de subir les événements – plutôt que s’il est un homme ou une femme, s’il habite dans une grande ville ou à la campagne, ou combien il gagne. (...)

Notre grille d’analyse n’a pas vocation à se substituer entièrement aux indicateurs socio-démographiques. Il faut toujours combiner plusieurs outils pour tenter d’avoir la lecture la plus fine. On voit que les questions d’identité ou de valeurs prennent beaucoup plus de place dans le rapport des Français à la politique que lors de périodes précédentes.

Les analyses par classes sociales ont quelque chose d’un peu enfermant, on y est assimilé à un statut, alors qu’en fait, une certaine vision du monde peut mélanger des gens aux niveaux de vie très différents (...)

Nous avons notamment fait une étude sur les projets d’accueil de migrants dans des communes rurales de l’ouest de la France, où l’on retrouve des oppositions extrêmement violentes et antidémocratiques de l’extrême droite, avec de fausses pétitions et des menaces de mort contre les élus, etc.

Cette violence est intrinsèque au logiciel d’extrême droite, même si elle est sciemment masquée chez les responsables et dirigeants actuels. Et c’est la raison pour laquelle nous ne faisons pas d’équivalence entre LFI et le RN. L’extrême droite est à l’évidence la menace numéro 1 pour la France aujourd’hui, de par cette violence et ce rejet de la différence qui sont des dangers fondamentaux pour notre démocratie, mais aussi du fait de leur poids électoral, à l’Assemblée nationale mais aussi dans le monde. On ne peut plus ignorer cette donnée-là depuis le retour de Trump au pouvoir aux États-Unis.

Pour autant, ça n’empêche pas de rester lucide sur cette pratique de la politique développée par la France insoumise, qui nous semble très problématique. Le choix assumé du populisme, et cette forme d’antiparlementarisme qui consiste à vouloir toujours bien dissocier, d’un côté, la souveraineté populaire, et de l’autre, le respect des institutions garantes du pacte démocratique, voilà qui alimente aussi ce parallèle entre LFI et le RN. Là aussi, il convient de remettre de la nuance, et de la complexité. (...)

Les chiffres sont flagrants, c’est vraiment l’éléphant dans la pièce tellement c’est évident : 80 % des Français pensent que les réseaux sociaux sont un danger pour nos enfants, 71 % pensent que c’est un lieu où les points de vue extrêmes prennent trop de place, et 75 % seraient pour une interdiction pure et simple des réseaux sociaux aux moins de 15 ans. Il y a donc un consensus très large, et transpartisan, pour une meilleure régulation et pour reprendre le contrôle sur nos vies numériques.

« Lorsqu’on leur demande ce qui divise la société, la première des divisions citées est celle entre les riches et les pauvres »

Sur le fond, il y a aussi un diagnostic largement partagé sur l’enjeu de l’égalité. (...)

Parmi les marqueurs qui crispent beaucoup la société, il y aurait des choses à mettre en place sur les très hauts salaires, ou plus largement, sur les écarts de salaire. La sécurité est aussi une préoccupation majeure, toujours dans le top 3, quelles que soient les enquêtes. Une forme de déni de la gauche demeure, qui évite le sujet. Or ça alimente un fort sentiment d’impuissance, la peur d’une perte d’autorité de l’État. Ce qui peut abîmer profondément notre contrat social, dès lors que notre rapport collectif à l’autorité est l’un des fondements de la vie en société.

Pour finir sur quelque chose de plus positif, je crois vraiment que l’écologie reste un moteur pour porter un projet collectif. Il reste une vraie demande de fond sur des enjeux de souveraineté alimentaire et énergétique, sur des questions de sobriété. C’est très consensuel, et là aussi, ça semble pouvoir répondre à une envie de reprendre le contrôle pour répondre à ce sentiment d’impuissance très répandu.