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Elucid Media/ Michel Blay
« L’ordre du technique réduit la nature à une machine »
#technique #machines #ecosysteme
Article mis en ligne le 2 janvier 2024

La modernité a transformé la nature et les hommes en machines. Dans L’ordre du Technique (l’Échappée), le philosophe et historien des sciences Michel Blay situe les différentes étapes de cette évolution, des travaux de Galilée à la transformation de la nature en usine en passant par la subordination de la physique au domaine de l’économie. Il avance aussi deux voies grâce auxquelles un autre regard porté sur la nature pourrait advenir, à même de briser l’emprise totalitaire de la Technique.

(...) Michel Blay : La plupart des historiens des sciences et des techniques tracent une ligne quasi continue de la pierre taillée jusqu’à l’électronique. J’estime, pour ma part, qu’une rupture fondamentale s’est produite au XVIIe siècle en Occident et que la technique n’est plus la même qu’auparavant. Chez les Anciens ou à l’époque médiévale, par exemple, les techniques que je préfère dénommer « artifices » sont conçus par les hommes pour améliorer leurs conditions de vie. Cependant, les objets techniques sont fabriqués selon l’idée qu’ils se font de la nature, de leur rapport à cette dernière et de ce qui peut dépendre ou non d’eux. Qu’est-ce donc alors que la nature ou, plus exactement quelle idée s’en font-ils ? En quoi diffère-t-elle de la nôtre et donc corrélativement, en quoi notre technique diffère-t-elle de la leur ? (...)

La fin du XVIe siècle et le début du XVIIe introduisent une confusion entre ce qui est naturel et artificiel. Galilée joue un rôle majeur dans la rupture. C’est un ingénieur avant l’heure. En posant la nature comme une machine, et j’insiste sur ce « comme », il pense possible de répondre aux problèmes qu’il se pose, de rendre compte, en d’autres termes, des phénomènes naturels. De même, Descartes précise que l’homme sera « comme maître et possesseur de la nature » – « comme », car il n’est de possesseur de la nature que Dieu. L’un comme l’autre, Galilée et Descartes considèrent que l’ensemble des phénomènes peuvent se réduire à une explication en termes de figure et de mouvement ou, si l’on préfère, qu’il est possible de réduire la compréhension de la nature et du sensible uniquement à la forme et au mouvement, c’est-à-dire en termes de mécanique conformément à leur conception sous-jacente de la machine, du mécanique.

Une telle démarche introduit de plain-pied dans une conception de la genèse de la nature pouvant être confondue avec une fabrication mécanique. (...)

Ni Galilée ni Descartes ne disent effectivement que la Nature est une machine. Le « comme » a toutefois vocation à s’effacer, nous entraînant dans un monde de la nature-machine, c’est-à-dire un monde devenu machine et dans lequel nous sommes nous-mêmes transformés en machines. Galilée et Descartes, et toute la période du XVIIe siècle avec eux placent Dieu, le Grand Horloger, au-dessus de la machine, donc tout n’est pas machine.

À partir du moment où Dieu n’est plus, ou qu’il n’est plus une hypothèse nécessaire comme le suggère Laplace au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, il n’y a plus d’extérieur à la machine. Ni Dieu, ni le sensible, ni une pensée de l’infini au sens plein et indéterminé du terme, ni l’énigme du vivant, ni l’immanent du vivant, n’ont de place dans cette conception. La machine comme ordre du Technique devient totalitaire. (...)

Une nature-machine repose sur l’idée que l’ensemble du monde phénoménal est engendré par la seule mise en œuvre de la forme et du mouvement (ceux-ci étant bien évidemment, au fondement, sous des formes plus ou moins élaborées, des constructions mathématiques les plus sophistiquées). Cette approche exclut tous les phénomènes sensibles en tant que tels, les ramenant à de purs processus subjectifs. Le monde s’en trouve limité, réduit.

La Nature avec un grand N est celle des cycles de la genèse et de la corruption, celle qui s’offre à nous, celle des paysans qui vivent avec elle dans un compagnonnage (ce qui n’est pas vraiment le cas de l’agriculteur assujetti à l’agriculture industrielle). La nature avec un petit n définit en revanche l’idée spécifique que l’on peut se faire de la nature en tant qu’ingénieur, en tant que chasseur, en tant qu’elle est associée à un point de vue, à un intérêt spécifique et non considéré dans la plénitude de ses transformations (génération et corruption) dans un processus immanent. La nature avec un petit n est aveugle au devenir auquel on ne peut échapper.

La même distinction est applicable au temps. Le temps avec un t minuscule, celui de nos montres et de la physique est une construction conceptuelle qui n’a pas à voir avec le devenir dans lequel nous nous trouvons et où je me trouve. Ce temps-là, introduit par Newton en 1687 dans les Principia, est une abstraction qui permet de construire le monde de la mécanique, il rend possible cette construction. Considérer le devenir, sans postuler l’abstraction temporelle, interdit de mathématiser et mécaniser la Nature.

Le devenir est radicalement extérieur à l’intelligible. (...)