
Alors qu’est panthéonisé Robert Badinter qui fit abolir la peine de mort en France, l’historien Alain Ruscio rappelle que la guillotine fut surabondamment utilisée par la France dans tout son empire pour y terroriser les « indigènes » et y maintenir l’ordre colonial.
La guillotine, manifestation paroxystique de la répression coloniale
Le 20 octobre 1842, Victor Hugo s’installe à sa table de travail et décrit l’arrivée de drôles de caisses sur les quais d’Alger[1] : « Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, sous les toiles d’emballage, on distinguait des objets étranges, deux longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et énorme de forme triangulaire : c’était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme d’une guillotine »[2]. Quatre mois plus tard, le 16 février 1843, le premier indigène en terre algérienne, Abd el Kader ben Dahman, avait la tête tranchée.
Les territoires colonisés, avant la présence française, avaient le plus souvent des méthodes de répression et de mise à mort particulièrement violentes. Les documents dont on peut disposer sur ces pratiques, souvent précédées de mille souffrances, ne laissent aucun doute à cet égard. Les Français, au nom d’une civilisation supérieure, introduisirent dans plusieurs de leurs colonies un moyen radical, considéré comme propre, plus humain, de mettre en application les sentences de mort : la guillotine, sinistrement surnommée la Veuve[3]. La justice coloniale se montra particulièrement sévère. On guillotinait facilement sous les Tropiques, à une certaine époque, à l’ombre du drapeau français. Au fil des affaires, on trouve, à côté de motifs qui auraient également valu la peine capitale en métropole, des motifs assez ténus. En fait, l’usage de cet instrument avait une éminente fonction politique : inspirer la terreur aux populations indigènes afin de les contrôler, de les dissuader de toutes velléités de résistance.
Dans les vieilles colonies
Après l’épisode spécifique de la Révolution, la Veuve fut réintroduite par le Second Empire dans les îles, au coup par coup. À La Réunion, dans l’entre-deux-guerres, c’étaient des condamnés de droit commun, souvent des cafres, qui officiaient. (...)
En Algérie
Les condamnations à mort pouvaient être prononcées pour des motifs qui, en France, auraient valu tout au plus quelques années d’emprisonnement. (...)
En Tunisie
En Tunisie, pays de protectorat, l’usage était d’appliquer la façon tunisienne d’exécuter (la pendaison) lorsqu’il s’agissait d’affaires entre indigènes, et la guillotine lorsque la victime était un Français[13]. Comme la présence d’un tel instrument en permanence n’était pas économiquement de justification, ce fut l’Algérie qui le prêta, au coup par coup. (...)
Au Maroc
Au Maroc, le processus des mises à mort par décapitation fut plus long à s’enclencher. Peut-être la gestion paternelle du pays par Lyautey explique-t-elle cette – bien relative – clémence. Le fait est qu’il n’y eut aucune importation de la Veuve durant son mandat. Le 16 avril 1928, donc trois années après le départ de Lyautey, le Sultan accepta finalement de signer un dahir autorisant l’usage de la guillotine dans son pays[16]. Le passage à l’acte ne tarda pas, d’autant que l’opinion européenne était chauffée par l’insurrection rifaine, alors toute proche. La première exécution eut lieu le 23 août 1928, la guillotine arrivant d’Algérie par la route (...)
En Indochine
La première description que nous avons trouvée de l’usage de la guillotine dans la colonie extrême-orientale concerne une exécution en Cochinchine (le sud du Viet Nam) : « Pour la première fois, la guillotine a fonctionné dans notre colonie. Un indigène qui avait assassiné une femme pour la voler a été guillotiné à Travinh » (Journal des Débats, 6 juin 1892). Le commentaire qui accompagne cette exécution est pour le moins étonnant. On y (re)trouve le mot « spectacle » : « La rapidité foudroyante de la décapitation a rempli les Annamites d’étonnement bien plus que d’épouvante. Ils estiment en effet qu’il sera bien plus facile de mourir à l’avenir, et les futurs assassins ou pirates se sont montrés généralement satisfaits » (Le Temps, 4 juillet 1892).
Il y avait également des exécutions au pénitencier de Poulo Condor, de sinistre réputation. (...)
Dans le Pacifique
L’histoire de la Kanaky est ponctuée de révoltes, dont la plus célèbre, car la plus globale, fut celle de 1878. Dix années plus tôt avait eu lieu un autre mouvement, plus local, mais qui a marqué la mémoire kanak[21]. En octobre 1867, des guerriers avaient attaqué une propriété européenne dans la région de Uvac, tuant 8 colons et 2 gendarmes. En mai 1868, le tribunal de Nouméa prononça 10 condamnations à mort[22]. La guillotine était alors arrivée sur l’île, suite au début de la déportation des bagnards. Neuf jours exactement après l’énoncé de la sentance, soit le 18 mai, les décapitations eurent lieu. Les tribus furent obligées d’y assister. Les dix rebelles sont entrés dans l’histoire, aujourd’hui encore honorés en Kanaky.
Mais, dans la longue liste des guillotinés en Kanaky, on compte évidemment surtout des noms de bagnards[23]. (...)
Un épilogue en forme de rictus
La triste et terrible histoire de la peine de mort s’est achevée avec son abolition, en 1981. Pour la postérité, l’histoire de Christain Ranucci restera liée à ces derniers temps de la Veuve, notamment grâce au courageux livre de Gilles Perrault, Le pull-over rouge, tendant à prouver qu’il s’est probablement agi d’une erreur judiciaire. Renucci fut exécuté le 28 juillet 1976.
En fait, le dernier guillotiné de l’histoire, quatre ans avant l’abolition, fut un Tunisien, Hamida Djandoubi, coupable de meurtre après tortures sur sa maîtresse. Il fut exécuté aux Baumettes le 10 septembre 1977, donc 14 mois après Ranucci. Même si cela n’a rien à voir avec l’histoire coloniale, le fait que le ressortissant d’un pays anciennement colonisé ait clos cette page tragique (… et qu’il ait été totalement oublié, à l’inverse de Ranucci) apparaît comme une grimace de l’Histoire.