
Exécutions et violences extrêmes sur les esclaves fugitifs, duels et homicides entre colons rarement condamnés, bannissement des individus qui dérangent l’ordre colonial, expérimentation des bagnes… Un siècle de pratiques judiciaires est examiné avec minutie dans le cadre spécifique de l’empire colonial français.
Un projet ambitieux
Marie Houllemare, professeure d’histoire moderne à l’Université de Genève, spécialiste de l’État et des violences, publie un travail impressionnant sur la justice coloniale. Cet ouvrage s’insère dans une double perspective historiographique : l’histoire de la justice et la recherche sur les empires coloniaux. (...)
Étudier les acteurs et les moyens du système judiciaire de l’empire colonial au XVIIIe siècle n’est pas une mince affaire. Il faut composer avec l’immensité géographique : de l’Amérique du Nord — Nouvelle-France (Canada) et Louisiane, à l’océan Indien — Pondichéry et les Mascareignes (île Maurice et île de La Réunion), en passant par les Caraïbes — Saint-Domingue (Haïti), la Martinique et la Guadeloupe, pour les principales îles. Puis, surmonter la diversité des acteurs de justice et des règlements au sein de cet ensemble. Une justice qui emploie une quantité d’agents, mais aussi qui implique quantité de justiciés ou de victimes parmi les populations coloniales. Des élites des planteurs aux hommes et femmes noirs libres ou serviles, chacun développe un rapport spécifique au système judiciaire. Il faut également triompher de la quantité et de la dispersion des sources, puis réussir à articuler les centaines d’affaires collectées à travers l’empire afin de réaliser cette somme historique.
Une justice proprement coloniale
Les chapitres, après une présentation générale du système judiciaire et des principaux acteurs, les magistrats et leurs lieux d’exercices, égrènent, peine après peine — exécutions capitales, prison, mise au fer, bagnes, bannissements, traitement de la folie —, les spécificités de la justice coloniale. Un des objectifs consiste à démontrer en quoi la colonialité, en particulier dans les sociétés esclavagistes, forge une justice d’empire.
L’historienne soutient la thèse d’une racialisation de la justice coloniale, notamment de la justice criminelle. (...)
Les esclaves qui fuient leurs maîtres, mais aussi ceux suspectés d’empoisonnement, de vol, sont soumis à un arsenal de punitions extrêmes, allant jusqu’à la peine de mort. La position de bourreau est spécifique dans l’empire colonial, ce poste est même exclusivement réservé à l’exécution des esclaves à l’île Bourbon (p. 127). Dans l’ensemble des colonies, d’autres représentants de l’autorité, comme les miliciens, sont également habilités à leur donner la mort lors de chasses contre le marronnage. Ainsi, la justice se met au service de l’ordre colonial.
Cette démonstration souligne la différence de traitement des populations coloniales face à la justice, attestant de la sorte du double objectif d’une justice racialisante qui protège le colon et criminalise l’esclave. Aux premiers sont préférés les évitements de peines, même pour homicide, au profit de peines de bannissement, voire de simples renvois administratifs — sans confiscation ni infamie et par conséquent sans remise en question de leur rang social et économique. Aux seconds, la population servile, est destiné un dispositif visant à instiller la peur et à contrôler la masse des esclaves : peine de mort, fouet, chaîne, bagne. Une distinction qui s’inscrit jusque dans les prisons — séparées entre blancs et esclaves — ou dans les possibilités de recours, interdites aux seconds en 1787 (...)
Ces travaux dépeignent aussi certaines populations marginales, souvent peu visibles, comme les vagabonds. S’ils bénéficient d’une historiographie plus abondante sur la métropole, M. Houllemare démontre que leur condition revêt un intérêt particulier en situation coloniale. En effet, la question de l’improductivité y apparaît primordiale, avec la peur que ces hommes blancs sans activité soient de mauvais exemples pour les esclaves dans les campagnes. L’historienne explore également l’agentivité des populations mises en esclavage, pourtant difficile à déceler dans les sources officielles. (...)
Marie Houllemare, Justices d’empire. La répression dans les colonies françaises au XVIIIe siècle, Paris, Puf, 2024, 448 p., 26 €