
Intervenants à la première Université de la paix organisée par l’Humanité, Bertrand Badie et Sophie Binet ont montré combien les facteurs sociaux et environnementaux deviennent de plus en plus déterminants dans le déclenchement des conflits. Aussi seules la satisfaction des besoins humains et la lutte contre le dérèglement climatique peuvent contribuer à une paix durable.
(...) Bertrand Badie, quel lien unit aujourd’hui le social et la conflictualité internationale ?
BB : Aujourd’hui, le social court plus vite que le politique, en particulier à l’échelle internationale. Les guerres sont dorénavant d’extraction sociale. La solution aux conflits est aussi sociale. Ce sont les dynamiques issues de la société civile et notamment de sa jeunesse qui sont en mesure de remettre les pendules du monde à l’heure. Autrefois, la guerre était affaire de rivalité de puissances.
Thomas Hobbes présentait la guerre comme étant la relation normale entre les États. La paix était aussi affaire d’équilibre de puissances. Quand le système onusien a été créé, il reposait sur cet équilibre. Tout ça est fini, à tel point qu’il y a aujourd’hui deux systèmes internationaux : un système international réel d’extraction sociale et un système international fictif qui n’est que la projection de l’Ancien Monde. (...)
Le hiatus permanent entre ces deux systèmes est à l’origine non seulement de la conflictualité mais aussi de l’impossibilité de trouver des solutions aux conflits. (...)
Le système international est monde. Il est profondément inégalitaire. Nous vivons dans un monde où coexistent un Centrafricain au PIB par habitant de 600 dollars par an et un Luxembourgeois au PIB de 140 000 dollars par an. Les tensions sociales produites par ces inégalités sociales deviennent de plus en plus structurantes de l’agenda international.
Non seulement, elles deviennent l’enjeu numéro un devant les rivalités de puissances, mais elles viennent ronger les États. La guerre est très majoritairement intra-étatique même si elle peut faire l’objet d’ingérence par des États étrangers. (...)
Au Sahel, la désertification progresse de 10 centimètres par heure. Le pasteur n’a plus de fourrage pour nourrir ses bêtes et rentre en conflit avec l’agriculteur. Les guerres au Liberia, en Sierra Leone et dans la Corne de l’Afrique sont alimentées par ces tensions sociales ingérables. En alimentant l’interdépendance généralisée, la mondialisation fait naître des grands enjeux globaux. Autrefois, la guerre était un conflit d’intérêts national.
Aujourd’hui, la guerre est l’expression de l’incapacité à faire face aux enjeux globaux. Le dérèglement climatique crée 20 millions de déplacés par an. La faim, le dérèglement climatique et l’insécurité sanitaire tuent des dizaines de millions d’individus chaque année. Ces insécurités globales tuent une seconde fois car elles sont les premiers facteurs de guerre. La visibilité des inégalités est aussi un facteur de déstabilisation. (...)
Autrefois, celui qui mourrait de faim ignorait qu’il existait des lieux où on pouvait manger à sa faim. Aujourd’hui, tout le monde voit tout le monde. Les habitants du bidonville de Makoko à Lagos (Nigeria) survivent sur des troncs d’arbres qui flottent sur la lagune, mais sont tous connectés. (...)
Le canon peut contre le canon mais ne peut rien contre l’humiliation. Cette visibilité favorise l’émergence d’une internationale de la souffrance sociale. (...)
L’internationale de la souffrance crée des mobilisations fortes. On retrouve le drapeau palestinien dans le hirak algérien, sur la place Tahrir au Caire ou dans les manifestations contre les mégabassines. Nous appartenons à un monde où l’imaginaire est mondialisé. (...)
Sophie Binet, vous releviez que le programme du Conseil national de la Résistance avait pour objectif « d’analyser et de rompre avec ce qui a conduit la France à collaborer, un programme en rupture complète avec Vichy et l’argent ». En quoi s’inscrit-il dans une logique de paix ?
SB : De 1913 à son assassinat, Jaurès s’est battu pour enrayer l’engrenage qui conduisait à la guerre. À l’époque, ce sont les jeux d’alliance qui conduisaient l’Europe vers l’abîme. Aujourd’hui, c’est l’accession au pouvoir de l’extrême droite comme le montre la décision du régime poutinien d’envahir l’Ukraine.
En alimentant la crise mondiale, le refus du capital de rééquilibrer le partage des richesses provoque des désordres sociaux qui profitent à l’extrême droite et alimentent les logiques de guerre. Les dépenses en armement atteignent des sommets. Le président de la République soutient qu’il faut passer à une économie de guerre. (...)
Il faut affronter le capital et développer des réponses aux besoins sociaux. Jaurès disait : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage. » En France, la guerre est un énorme marché. Notre industrie, aujourd’hui, c’est l’armement et le luxe. Où sont les besoins des populations ? Nulle part. (...)
Le libre-échange généralisé ne garantit pas la paix.
Au contraire, il génère les désordres sociaux. Il organise la spécialisation productive sur le plan mondial qui tue les industries et la production locales. Ce qu’on nous vend comme le moyen de sauver notre industrie la cantonne en fait à l’industrie du luxe et à l’armement. C’est une aberration complète.
Nous avons besoin d’une relocalisation et d’une réindustrialisation qui permettent de répondre à l’enjeu social et environnemental. (...)
Bertrand Badie, la guerre en Ukraine et la guerre à Gaza sont souvent présentées comme relevant de la rivalité entre puissances. En quoi la question sociale est-elle au cœur de ces conflits ?
N’oublions pas que la guerre fait des ravages au Congo, au Soudan, dans la Corne de l’Afrique, en Érythrée… Le conflit russo-ukrainien est une guerre à l’ancienne, gérée de façon moderne, tandis que le conflit israélo-palestinien est une guerre moderne gérée à l’ancienne. (...)
Le propre d’un dictateur est de ne pas comprendre que le social peut être plus fort que l’armement. Fondamentalement, même si la guerre se poursuit aujourd’hui, Poutine a été battu.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, aucune puissance n’a jamais gagné une guerre. Les États-Unis ont été battus au Vietnam, en Irak… L’URSS a été mise en échec en Afghanistan. La guerre israélo-palestinienne est fondamentalement moderne car c’est une guerre de décolonisation. (...)
Le faible l’emporte parce qu’il dispose d’une énergie sociale supérieure au fort. Le conflit israélo-palestinien est géré à l’ancienne par Israël qui ne sait répondre que par le recours à la puissance, à l’armement, la répression jusqu’à l’épouvantable tragédie en cours à Gaza. Israël sera battu un jour, mais combien de morts faudra-t-il aligner pour que la guerre prenne fin ?
Sophie Binet, si la puissance ne peut pas résoudre les conflits, alors on est tenté de se tourner vers l’ONU. Pourtant celle-ci semble bien impuissante…
SB : Les positions de l’ONU sont souvent justes. Les propos de son secrétaire général, Antonio Guterres, sont extrêmement forts. Ils sont un motif d’espoir. En nommant les choses, en rappelant ce qu’est le droit international, ces institutions contribuent à mettre les grandes puissances devant leurs responsabilités. Sa parole alimente les opinions et les mobilisations. La force de l’ONU, c’est le multilatéralisme. (...)
Pour ce qui concerne Gaza, la mobilisation des jeunes est un espoir. Cela dit, les louvoiements de Biden sont en train de le couper de cet électorat qui lui reproche son soutien au gouvernement israélien. Il ouvre un boulevard à Trump pour sa réélection. Il faut s’opposer à la banalisation de l’extrême droite aux États-Unis comme en France.
Il nous faut nous battre jusqu’au bout pour empêcher la catastrophe. Nous avons les moyens de l’empêcher. L’extrême droite progresse par défaut d’alternative et de perspectives. Il faut faire primer l’intérêt général. (...)
BB : L’ONU, c’est comme le cholestérol. Il existe le bon et le mauvais ONU. Le mauvais ONU, c’est le Conseil de sécurité. Le bon ONU, c’est celui de toutes les institutions comme l’OIT, l’OMS, l’Unicef, le PAM et la FAO… Conscient du blocage instauré au niveau du Conseil de sécurité, Kofi Annan défendait l’idée de contourner les États grâce au multilatéralisme social. Cela a produit des résultats, mais n’est pas suffisant ; grâce à l’action du PAM et de la FAO, le nombre de personnes souffrant de la faim est resté stable depuis 2002 alors même que la population a doublé. (...)
Sophie Binet, l’idée selon laquelle le libre-échange, en favorisant l’interdépendance des États, est facteur de paix, n’est-elle pas battue en brèche ?
SB : Le libre-échange est un facteur d’accroissement des inégalités et donc d’instabilité. Les multinationales ont supplanté les États en termes de capacité d’intervention économique. Le pouvoir s’est déplacé. Cela pose l’enjeu démocratique de reprendre le pouvoir sur les multinationales.
C’est pour cela que le capital, en France Bolloré et aux États-Unis Musk, soutient l’extrême droite. La démocratie est un problème pour eux. Cela entraîne une montée de la répression qui atteint des niveaux inédits. La notion de terrorisme est instrumentalisée pour empêcher et réprimer toute contestation sociale. Des militants écologistes sont qualifiés de terroristes. Des opposants à la réforme des retraites l’ont été. Aujourd’hui, c’est au tour de militants pacifistes.