
« Oubliez le bien-être de vos enfants, tout ce qui compte pour ces gens c’est l’argent ! », « Chez Korian, si t’es pas sage tu dégages ! » : ce jour-là, ces salariés de la clinique psychiatrique des Vallées à Annemasse (Haute-Savoie) ne mâchent pas leurs mots contre leur employeur, le groupe Korian, devenu Clariane en 2023, l’un des principaux acteurs de la psychiatrie privée en France et en Europe, qui a racheté leur établissement quatre ans plus tôt. Le 22 octobre 2024, durant toute la journée, ils se relayent pour faire grève sur le rond-point voisin de l’établissement.
En cause : le licenciement pour faute grave de l’un des pédopsychiatres de la clinique. Ce médecin, en CDI dans l’établissement depuis une dizaine d’années, exerçait dans le service d’hospitalisation à temps complet pour adolescents. Il était aussi le président de la commission médicale d’établissement.
Au journaliste du Messager présent sur place, ces éducateurs, infirmières, aides-soignants et psychologues déclarent : « Il a été licencié du jour au lendemain car il se positionnait contre le groupe Korian quand il n’était pas en accord avec ce qu’on lui demandait. »
Ce médecin se serait ému, aux côtés d’autres soignants, du fait que les intervenants extérieurs – éducateurs sportifs, sophrologues, musicothérapeutes, etc. – n’aient pas été payés pendant plusieurs mois. Interrogé par Mediapart, le groupe a reconnu avoir rencontré des « difficultés techniques lors du déploiement en 2023 d’un nouveau logiciel de comptabilité dans l’ensemble de [son] réseau ». Clariane a cependant refusé de nous détailler combien d’établissements avaient été touchés et sur quelle durée.
Après cette mobilisation, Mediapart a contacté plusieurs soignants de la clinique des Vallées. L’un d’entre eux nous a raccroché au nez après avoir déclaré : « Il n’y a pas de liberté d’expression dans cette entreprise. »
Une autre salariée, qui exerçait en 2024 en tant qu’infirmière, a accepté de parler sous couvert d’anonymat. « Lorsqu’on a appris le licenciement de ce pédopsychiatre, on était complètement sidérés, raconte-t-elle. On n’arrivait même plus à travailler, on se demandait si on rêvait ou pas, si c’était sérieux. » (...)
« Le directeur n’a plus de marge de manœuvre sur le budget. Derrière le discours tenu officiellement, de soins individualisés, en fonction de chaque patient, on a affaire en réalité à une administration extrêmement centralisée, déconnectée du terrain et à une uniformisation des pratiques. » (...)
Sébastien Bourdon, l’avocat du pédopsychiatre, indique que son client conteste son licenciement survenu à l’automne 2024 et vient de saisir le conseil de prud’hommes d’Annemasse. (...)
Mediapart a appris également que quatre salariées en CDI du service de gérontopsychiatrie de la clinique des Vallées avaient démissionné entre fin 2023 et fin 2024, à la suite de profonds désaccords avec les orientations qui leur auraient été imposées. Elles décrivent à Mediapart un service fonctionnant en sous-effectif infirmier – trois titulaires au lieu de cinq, auxquels s’ajoutaient périodiquement des intérimaires – et sans assistante sociale pendant deux ans, dans lequel le patient n’était « plus du tout la priorité ». (...)
Mediapart a appris également que quatre salariées en CDI du service de gérontopsychiatrie de la clinique des Vallées avaient démissionné entre fin 2023 et fin 2024, à la suite de profonds désaccords avec les orientations qui leur auraient été imposées. Elles décrivent à Mediapart un service fonctionnant en sous-effectif infirmier – trois titulaires au lieu de cinq, auxquels s’ajoutaient périodiquement des intérimaires – et sans assistante sociale pendant deux ans, dans lequel le patient n’était « plus du tout la priorité ». (...)
Elles affirment aussi que le psychiatre continuait d’hospitaliser des patients ne le nécessitant plus. « Il disait : “Il est prêt à partir maintenant mais on le garde encore quinze jours parce qu’on n’a pas d’entrée derrière” », indique l’une tandis que l’autre se désole : « Ça a pu être délétère pour certains patients, engendrant pour eux une perte d’autonomie. »
Sollicité, le médecin en question réfute catégoriquement toutes ces accusations. (...)
La valse des achats
La clinique des Vallées est l’un des dix-neuf établissements du groupe Inicea que Korian rachète en décembre 2020. Dotée à l’époque de 152 lits et de onze médecins, elle en est alors le fleuron. C’est à partir de cette structure que le groupe s’est développé et est devenu au fil des ans le premier acteur indépendant du secteur.
Ces acquisitions multiples permettent à Korian de détenir alors 17 % de l’activité du secteur privé et de se hisser au troisième rang de la psychiatrie privée en France. Parallèlement, le groupe acquiert courant 2021 des établissements de santé mentale en Italie et en Espagne qui font aussi de lui le troisième acteur privé de psychiatrie en Europe. (...)
la part du privé lucratif en psychiatrie ne cesse d’augmenter, car ce secteur de la santé est connu pour être une discipline plus rentable que les autres. Dans un rapport sénatorial de septembre 2024 intitulé « Financiarisation de l’offre de soins : une OPA sur la santé ? », les rapporteurs évoquent une rentabilité « oscillant entre 5 % et 8 % » de 2006 à 2020. (...)
dans un contexte où les financements publics, restreints, limitent le développement de l’offre de soins, Korian n’acquiert pas seulement des établissements, mais aussi des autorisations d’exercer, délivrées par l’agence régionale de santé. Un ancien dirigeant du secteur commente ainsi ce rachat d’Inicea par Korian : « La valeur économique se fonde sur l’extrême rentabilité de la psychiatrie mais aussi sur la rareté des autorisations. Le jackpot, ce sont ces autorisations attribuées gratuitement par les agences régionales de santé, comme pour les Ehpad. »
Sa rentabilité future, Korian compte en effet la tirer en premier lieu des hôpitaux de jour dont le groupe hérite et dont le profit a été maximisé avant le rachat. Preuve que l’acteur privé parie là-dessus, il en a ouvert déjà trois supplémentaires depuis 2022 et serait en négociation pour en implanter deux autres encore. Dans un autre document joint au « teaser », un hôpital de jour en particulier est le reflet de cette profitabilité : le CLPA Lyon, au chiffre d’affaires de 1,9 million d’euros en 2019 pour seulement quinze places. (...)
Alexis Grand commentait la stratégie déployée par son groupe : s’étendre sur tout le territoire français avec des hôpitaux de jour autonomes, peu exigeants en termes de surface – entre 500 et 1 000 mètres carrés –, situés en centre-ville pour être accessibles au plus grand nombre et pouvant accueillir jusqu’à 500 patients. L’avantage, notamment, de ce modèle : « pouvoir augmenter la capacité à traiter de plus en plus de patients ». (...)
Les salariés et les syndicats trinquent
Le changement est aussi d’ordre social. Les salarié·es de ces nouveaux établissements vont être intégrés à marche forcée dans l’unité économique et sociale (UES) du groupe, selon les contours d’un accord signé en 2015 avec les partenaires sociaux. Chaque société rachetée voit son comité social et économique local supprimé de facto, et ses délégués syndicaux remplacés par des représentants de proximité (RPx) qui ne sont plus dotés de budget de fonctionnement. (...)
Ces RPx sont censés remonter les revendications des salariés aux délégués syndicaux du comité social économique d’établissement (CSEE) dont ils dépendent. Il n’en existe que deux pour toute la France.
Au moment du rachat, les délégués syndicaux de cinq cliniques s’alarment de cette intégration forcée et contactent une inspectrice du travail. Cette dernière leur donne raison et questionne la légalité de l’accord de 2015. L’entrée dans une UES doit en effet se faire soit par accord entre les parties, en signant une convention, soit par décision de justice ; elle ne peut pas être imposée unilatéralement.
La clinique du Pays-de-Seine, à Bois-le-Roi (Seine-et-Marne), fait partie de ce groupe entré en résistance. Manon Vallée était infirmière dans cette clinique depuis 2010 et membre du CSE, syndiquée depuis 2019 et a fait les frais de ces tensions. Pendant douze ans, son employeur ne lui a jamais reproché quoi que ce soit.
Jusqu’à ce mois de septembre 2022 où elle reçoit une lettre par huissier lui signifiant sa mise à pied, suivie quelques jours après d’un entretien préalable au licenciement. Sa faute : avoir « facilité l’intrusion » d’un ex-collègue dans le poste de soins, qui a branché une clé USB sur un ordinateur et imprimé des documents. (...)
La clinique forme également un recours hiérarchique contre le rejet du licenciement auprès du ministère du travail. Ce dernier confirme ce refus. L’établissement enclenche alors une procédure de recours au tribunal administratif, pour finalement se rétracter. (...)
Bataille judiciaire
Après plus d’un an d’arrêt maladie, Manon Vallée est considérée comme inapte à reprendre le travail et licenciée. « Korian a tout fait pour étouffer les CSE et la parole syndicale en les regroupant dans l’UES, affirme l’ancienne salariée à Mediapart. Ils nous ont fait du chantage en disant “si vous ne signez pas, les salariés n’auront pas d’augmentation”, etc. J’ai fini par abandonner, j’étais lasse de toute cette pression permanente. »
La clinique de Manon Vallée finit par intégrer l’UES fin 2023, comme trois autres des cliniques protestataires. Seule la clinique de Vontes (Indre-et-Loire) résiste jusqu’au bout et remporte une première bataille. Le 27 mars 2023, le tribunal judiciaire de Tours aboutit à la même analyse que l’inspectrice du travail et donne raison aux salariées.
Clariane a fait appel de la décision du tribunal de Tours. L’audience doit avoir lieu le 30 juin 2025. Les salarié·es et leur avocat espèrent obtenir une nouvelle victoire en appel et que cette décision fasse boule de neige pour de nouvelles sociétés que Korian pourrait acquérir dans le futur. (...)