
Muriel SALMONA est psychiatre spécialisée dans la prise en charge des victimes de violences, fondatrice et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, membre de la chaire internationale Mukwege et ex membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE).
1. Quelles sont les conséquences des violences sexuelles subies notamment dans l’enfance sur le développement psychique et les parcours des victimes à l’âge adulte ?
Dre Muriel SALMONA : Les violences sexuelles subies durant l’enfance ont des effets massifs et durables sur la santé mentale, physique et sociale des victimes, notamment devenues adultes :
* Pour une femme, le risque de subir à nouveau des violences sexuelles est multiplié par 4,5 ;
* Pour un homme le risque de commettre des violences sexuelles est multiplié par 3,5
On observe un véritable continuum de violences. Ces violences, surtout lorsqu’elles sont intrafamiliales, répétées et précoces, provoquent des troubles psychotraumatiques graves : sidération, dissociation, mémoire traumatique, stratégies de survie : conduites d’évitement ou au contraire mises en danger, conduites addictives ou autre conduite à risque violente envers soi ou envers autrui, avec des risques de précarité et de marginalisation.
La dissociation est un symptôme central. Elle se manifeste pendant les violences (comme mécanisme de protection automatique face à l’insupportable), soit plus tard, comme stratégie de survie pour échapper à l’enfer de la mémoire traumatique. La mémoire traumatique, autre symptôme central, fait revivre les violences comme si elles se reproduisaient avec la même intensité émotionnelle, les mêmes sensations de danger, de terreur, d’humiliation, de mort imminente. Ce phénomène colonise les victimes de l’intérieur, et contient aussi les paroles de l’agresseur (« tu l’as cherché », « t’es bonne qu’à ça », etc.), sa haine, sa cruauté, son excitation perverse. Cela provoque chez elles, honte, culpabilité et profonde atteinte de l’estime de soi, avec une confusion entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’agresseur. Dans certains cas, les victimes pensent même devenir ou être des monstres, comme le décrit le récit d’Adélaïde Bon « La petite fille sur la banquise » (Grasset, 2018).
Lors des violences le cerveau des enfants victimes est profondément affecté par le stress extrême, pour s’en protéger il fait disjoncter le circuit de la réponse émotionnelle et celui de l’intégration de la mémoire qui y est associé. La victime est alors coupée de ses émotions et ne ressent plus la douleur, tout parait irréel et elle devient comme une automate. La mémoire de l’évènement ne peut pas être analysée ni intégrée en mémoire autobiographique, elle reste bloquée hors du temps, intacte et explosive, capable de se réactiver à tout moment, c’est mémoire traumatique.
La dissociation accroît la vulnérabilité des victimes (...)
La dissociation accroît la vulnérabilité des victimes : elles deviennent des cibles faciles, notamment pour le système prostitutionnel qui les repère (...)
2. Comment comprendre le passage de victime à auteur·e, notamment dans les contextes de prostitution ou de proxénétisme ? Peut-on parler d’atténuation de responsabilité ?
Dre Muriel SALMONA : attention à toute lecture réductrice de la responsabilité des auteur·es, même ancien·nes victimes. Les violences sexuelles peuvent contribuer à des parcours de reproduction, elles n’effacent pas pour autant la responsabilité individuelle. Si personne n’est responsable des violences sexuelles subies, ni de leurs conséquences psychotraumatiques, on est responsable de ses choix de stratégies de survie d’autant plus quand celles-ci portent atteinte à l’intégrité d’autrui. (...)
Les stratégies de survie dissociantes violentes utilisent le pouvoir traumatisant sur le cerveau de la violence, il s’agit de créer à nouveau un stress extrême pour provoquer une disjonction et obtenir une anesthésie émotionnelle. Elles sont très dangereuses et addictives (...)
L’auteur se traumatise aussi en exerçant la violence, ce qui alimente un cycle infernal : avec une mémoire traumatique qui se renforce, se complexifie (contenant les violences subies et l’agresseur de son enfance, les actes violents qu’il a exercé et ses victimes), devient de plus en plus explosive et des conduites dissociantes pour la gérer de plus en plus violentes.
Mais cela ne signifie pas que tout s’équivaut. Il est crucial de distinguer la souffrance subie des actes choisis. (...)
Il est donc essentiel de responsabiliser les auteur·es, même s’ils ou elles ont été victimes de violences sexuelles. Et ce travail passe par une mise en sécurité, une réintégration du lien empathique avec l’enfant qu’ils ou elles ont été, par un traitement de leur traumatismes, un désamorçage et une intégration de leur mémoire traumatique et une sortie du « cercle » de la dissociation. (...)
3. Quels soins et quelles politiques publiques mettre en œuvre pour traiter les psychotraumas et prévenir la reproduction des violences ?
Le traitement des psychotraumas est un enjeu de santé publique majeur. Les soins spécialisés sont efficaces, il ne s’agit pas seulement de soins psychologiques et somatiques qui doivent être les plus précoces possibles, mais d’une prise en charge globale en terme de protection, d’aides sociales et de justice, ainsi que d’un travail global de compréhension, d’éducation et de prévention. Informer les victimes sur les mécanismes psychotraumatiques permet déjà de restaurer une part de leur dignité et de leur compréhension d’elles-mêmes : elles ne sont ni folles ni responsables de leur malheur, elles réagissent à une agression grave, avec des symptômes universels.
Aujourd’hui, il existe très peu de professionnel·les réellement formé·es à la psycho-traumatologie. Le système de santé est encore très déficient (...)
Les formations en ligne gratuites proposées par l’association « Mémoire traumatique et Victimologie » et validées par le gouvernement sont une ressource précieuse. Elles permettent d’atteindre un premier niveau de compréhension pour les professionnel·les et les victimes. Ces ressources sont accompagnées de livrets et bientôt de vidéos traduites, accessibles à tous publics, y compris les personnes allophones ou peu lettrées.
Enfin, j’insisterais sur la nécessité d’une réponse politique systémique : améliorer le repérage des violences, la protection des victimes et leur prise en charge, rompre l’impunité judiciaire (notamment dans les cas de viols sur mineur·es non poursuivis), lutter contre la banalisation des violences sexuelles et les stéréotypes sexistes. Il faut dénoncer l’explosion des contenus pédo-criminels en ligne (passés de 1 million à 100 millions d’images en dix ans), la surconsommation française de ces images, et l’absence de réponse publique à la hauteur.
Le soin des psychotraumas est aussi une stratégie de lutte contre les agresseurs : mieux comprendre les mécanismes, c’est rendre inopérants certains ressorts de domination. Plus on agit tôt, plus on peut empêcher la reproduction. Il s’agit d’un combat fondamental pour briser la chaîne des violences.