
La question de la race fait aujourd’hui l’objet de polémiques virulentes : si le racisme s’exprime de manière décomplexée, on s’oppose également à l’antiracisme, aux études intersectionnelles, post et décoloniales, et l’on discrédite en permanence l’expérience des personnes racisées. Or la race n’existe pas. Elle n’en définit pas moins les relations entre groupes et entre sujets.
Quels effets psychiques ces rapports sociaux, le plus souvent démentis, ont-ils alors sur les sujets et leur inconscient ? Comment aborder les impensés de la race, leur impact subjectif et leurs conséquences sur la pratique et la théorisation de la psychanalyse ? Comment écouter la race sur le divan ?
La visée de cet ouvrage est d’analyser les productions de subjectivité en contexte de racialisation, en combinant à la fois le psychique et le politique, le subjectif et le social, l’individuel et le collectif. L’objectif est de définir une psychanalyse située, interdisciplinaire et indisciplinée, soucieuse de renouveler ses outils théoriques et de repenser l’analyse du transfert dans une perspective intersectionnelle.
Thamy Ayouch pratique la psychanalyse, est professeur à l’université Paris-Cité, et a été professeur invité à l’université de São Paulo (...)
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– (Mediapart)
Oui, le racisme engendre des souffrances psychiques : un psychanalyste lève le tabou
Comment aborder les souffrances psychiques dues au racisme dans des dispositifs psychanalytiques qui nient généralement l’existence d’un sujet racisé ? Le psychanalyste Thamy Ayouch propose dans « La Race sur le divan » de réfléchir à la pratique et la théorisation de la psychanalyse.
(...) « Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités », expliquait, déjà en 1981, Colette Guillaumin dans son texte « “Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la notion de race ». Si le mot race continue aujourd’hui encore de faire bondir celles et ceux qui se disent « indifférents à la couleur », la race, comme le résumait la sociologue, « pourtant produit des morts ».
La race a aussi des effets psychiques sur les personnes qui subissent le racisme. Elle façonne leur subjectivité et leur sentiment d’exister, et produit des souffrances qui peinent d’autant plus à être soulagées qu’elles sont rarement prises au sérieux dans les cabinets des psychanalystes. (...)
Thamy Ayouch : Ce que l’on appelle la « santé mentale » n’aborde pas du tout ces questions. Dans les dispositifs institutionnels, en psychiatrie ou en psychologie, mais aussi dans les cabinets des analystes, les souffrances psychiques liées au racisme, à de rares exceptions près, restent mises de côté. À la fois dans l’écoute clinique et dans la théorisation, ces questions sont jugées annexes, en tout cas minoritaires.
En psychologie, il y a des orientations, comme l’ethnopsychiatrie ou la psychanalyse transculturelle, qui abordent les différences de cultures. Vous accueillez des patient·es venu·es d’autres ères culturelles, et l’idée est de ne pas imposer ou plaquer sur elles et eux une façon de faire eurocentrée, occidentalocentrée. (...)
Mais quand on parle de race, de racisation, de racisme, il n’est pas question seulement de cultures et de différences, mais de rapports de pouvoir et de leurs effets psychiques. La différence est ici doublée d’une hiérarchie et d’un rapport de domination : elle n’est pas culturelle, elle est politique. À part quelques exceptions en France, par exemple les psychanalystes Sophie Mendelsohn, Livio Boni, Malika Mansouri, ou encore Karima Lazali, et, à moindre mesure, Jeanne Wiltord, personne ne travaille dans ces termes-là. (...)
Des ouvrages existent aussi sur le profilage et sur les processus psychiques du sujet raciste qui tentent d’expliquer les mécanismes psychiques propres au racisme. L’inconvénient ici est qu’ainsi on dépolitise complètement le racisme.
Et puis il y a, bien sûr, Frantz Fanon qui en 1952, avec Peau noire, masques blancs, puis plus tard avec Les Damnés de la terre, a mis l’accent sur les effets psychiques de la racisation sur les sujets dominés par le colonialisme et le racisme. Mais peu de travaux ont essayé de penser les effets de la race et du racisme sur les sujets qui y sont exposé·es. (...)
Est-ce que les livres de Frantz Fanon sont aujourd’hui des références pour les psychanalystes ?
C’est très étrange, beaucoup de psychanalystes reconnaissent qu’il est absolument central. Mais il y a une façon de lire, d’entendre Fanon et de le reprendre qui le dépolitise complètement. On considère que c’est incontournable parce que c’est universel et on revient ainsi à un sempiternel discours exaltant la position neutre, universelle, de l’analyste, opposée à toute militance. Le problème est que cette revendication d’apolitisme n’est… qu’un choix politique, n’est qu’un militantisme en faveur du statu quo, d’un ordre du monde que l’on veut conserver parce qu’il convient !
À l’heure où le racisme s’exprime de manière de plus en plus décomplexée et où les discriminations se multiplient, rester sourd·e à la question de la race revient de fait à suivre cette tendance, là où l’analyste se voudrait « neutre ». (...)
il y a peu de psychanalystes racisé·es en France. Et puis aucun·e psychanalyste dans aucune société d’analystes qui se respecte, qui se veut universelle, ne se prévaudrait de sa position de racisé·e, en France. Ça resterait ce que l’on appelle dans le jargon analytique « une captation imaginaire ». Quand on dit vouloir écouter l’inconscient, on ne s’occupe pas de ces captations imaginaires ou de ces questions sociales.
J’ai eu la chance de vivre au Brésil, et je travaille beaucoup avec ce pays. Je constate que ces questions y sont absolument centrales. Il y a un renouvellement de la psychanalyse avec une vigueur et une créativité incroyable. Il y a aussi de plus en plus de psychanalystes racisé·es grâce à des politiques d’action affirmative, c’est-à-dire de quotas dans les sociétés d’analyse et d’accès facilités à des formations.
En France, on pense que le racisme ne serait qu’une question personnelle, psychologique, idéologique mais n’existerait pas comme système. Ce refus de reconnaître les discriminations institutionnelles, structurelles, à un niveau systémique, c’est-à-dire sans qu’il y ait nécessairement des personnes intentionnellement racistes, empêche d’y remédier par des politiques globales. (...) (...)
Il y a une théoricienne postcoloniale, Gayatri Spivak, qui parle d’essentialisme stratégique. Les catégories de l’identité, ça n’existe pas : blanc, noir, racisé, homme, femme, hétéro, homo, etc., ce sont des catégories qui sont construites socialement, elles n’appartiennent pas à des sujets, mais elles ont des effets sociaux. Et des effets psychiques.
L’idée est de ne pas être dupe de ces catégories. De ne pas s’identifier à elles parce que l’on y est assigné, ne pas se réduire à ça. Mais à l’heure d’une lutte collective contre les discriminations, on visibilise ces catégories. « C’est en tant que femme noire que, dans ce collectif-là, je lutte pour dénoncer la discrimination dont font l’objet les femmes noires », « C’est en tant qu’homme trans que je lutte contre… » : c’est ça qu’elle appelle l’essentialisme stratégique. Les essences ça n’existe pas, mais ça peut être utilisé politiquement au moment de combattre des discriminations.
Ecouter le podcast : Thamy Ayouch - La race sur le divan🔽