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La revue des medias INA
« Tout sera dans la presse » : le secret de l’instruction à l’épreuve du tourbillon médiatique
#medias #justice #libertedelapresse
Article mis en ligne le 3 octobre 2025

Dans le calme feutré de son cabinet, un juge d’instruction égrène ses questions en vue d’une mise en examen. À quelques kilomètres de là, les rédactions sont en ébullition : les journalistes rafraîchissent leurs mails, sondent leurs contacts et guettent les notifications des concurrents. Chaque affaire judiciaire qui choque l’opinion avance à plusieurs vitesses : d’un côté, la mécanique censée demeurer secrète de l’instruction ; de l’autre, le tumulte médiatique. Entre les deux circulent des fragments d’informations — ces « exclusivités » soufflées par des « sources proches du dossier » — qui alimentent les unes et nourrissent le débat public.

Ces fuites, monnaie courante, sont loin de faire consensus : certains dénoncent une pratique qui empêche « la sérénité de la procédure » et porte atteinte à la présomption d’innocence.

(...) Ces dernières ne se retrouvent pas sur le bureau d’un journaliste par hasard : une information se négocie, s’échange, se pèse. Nathalie Perez, grand reporter à France Télévisions, a appris à manier les codes de cet écosystème souterrain. Voilà plus de vingt ans qu’elle arpente tribunaux et commissariats. Son téléphone regorge de procès-verbaux qu’elle « ne publie jamais », mais réclame pour « vérifier » les dires d’une source. Elle a conscience de parfois servir de caisse de résonance. « Il arrive qu’une source syndiquée me file une info et, qu’en échange, on la mette à l’antenne. » Les avocats des parties civiles ne sont pas en reste : « S’ils défendent une victime, et qu’ils veulent susciter de l’empathie, ils vont me filer les dossiers ! »

Cette porosité gagne jusqu’aux rangs de la défense. Un avocat parisien confie s’être longtemps indigné des pratiques de ses confrères et avoir multiplié les plaintes, qui se sont « toujours finies en eau de boudin ». Fatigué, il a fini par changer de stratégie. « À partir du moment où il y a des fuites parcellaires, je trouve qu’il est de mon devoir de conseil de l’avocat de rééquilibrer ! » Désormais, il transmet systématiquement l’intégralité du dossier, et non une pièce isolée, « pour donner aux médias la vision la plus objective possible ». Il multiplie les précautions et verrouille chaque étape : accord préalable de son client, clé USB destinée à ce seul usage, copie remise en main propre qui finit au broyeur… Il collabore avec quelques journalistes triés sur le volet, pour minimiser le risque de poursuites pour violation du secret de l’instruction.

Car ces méthodes se heurtent à un cadre légal rigoureux (...)

Dans les faits, les poursuites qui aboutissent à une condamnation restent rarissimes, la loi de 1881 protégeant leurs sources (art. 2). Un rapport parlementaire soulignait d’ailleurs, en 2019, que les fuites répondent « aux attentes légitimes des victimes ou de la population » en quête de vérité après un drame. Encore faut-il, pour les journalistes, définir une boussole : entre intérêt public, voyeurisme et risque d’instrumentalisation, comment arbitrer ?

Antoine Bonin, reporter à la cellule « enquête » des Dernières nouvelles d’Alsace et de L’Alsace, ne croit pas aux hasards des confidences. Pour lui, la seule monnaie d’échange durable reste la confiance. À mesure que le lien se renforce avec une source, le risque d’être manipulé « s’amenuise » sans « jamais disparaître » tout à fait. L’essentiel, selon ce spécialiste des questions judiciaires, n’est pas là. Son métier ne consiste pas à spéculer sur les raisons pour lesquelles une information lui est parvenue, mais à savoir comment l’utiliser. Pour lui, la ligne de crête est claire : la déontologie, « pouvoir se regarder dans un miroir le soir ». (...) (...)

Titulaire de la rubrique « Police » du Monde, Antoine Albertini est rompu aux arcanes judiciaires. Deux procédures pour recel sur le dos ? Il hausse les épaules. « Tant que l’intégrité physique des personnes n’est pas menacée et que l’intérêt du débat public domine, le secret de l’instruction n’est pas mon problème », tranche-t-il, avant de préciser qu’il ne parle qu’en son nom et non en celui de sa rédaction. Sa ligne rouge est ailleurs : protéger ses sources, jusqu’à la paranoïa. « Il faut être à la hauteur du risque qu’elles prennent en nous parlant », insiste le reporter aguerri. Alors, les coups de pression en audition, il a appris à les encaisser, au point même d’en tirer parfois profit. « Il arrive qu’on se fasse des sources là-bas, et plus souvent qu’on ne le pense… »

Damien Martinelli, procureur de Nice, refuse de voir la presse comme un adversaire. Il compose avec les fuites, « tant qu’elles n’entravent pas l’enquête, ne mettent pas en danger les personnes et ne portent pas atteinte à leur dignité, notamment celle des victimes ». En deux ans, il n’a engagé des investigations qu’une seule fois, préférant miser sur le dialogue que sur la répression. (...)

Pour Éric Vaillant aussi, la parole peut avoir valeur d’extincteur. « Quand tout le monde s’enflamme, il faut éteindre l’incendie, sinon, chacun se met à broder », juge l’ancien procureur de Grenoble. Pour lui, mieux vaut un banal « une enquête est ouverte » qu’un silence qui nourrit les fantasmes. Il pratique aussi la négociation. Un journaliste croit avoir flairé la date d’une interpellation ? Il confirme en off, mais précise que le suspect n’en sait rien et que « ce n’est pas la peine de le mettre au courant ». « Je lui réserve le scoop, mais sous embargo », résume-t-il. Un pacte tacite qui permet de concilier enquête et liberté. Car, pour le magistrat, une certitude demeure : « La liberté de la presse prime, et il vaut toujours mieux, dans une démocratie, que les informations circulent. »