"Le Corbeau qui m’aimait" est le nouveau roman sous la plume de l’écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin. Exilé en Europe depuis la confiscation de ses livres par les autorités de son pays, il vit entre l’Autriche et la France. Son nouvel opus fait partie d’une série de cinq récits mettant en scène les drames de la migration et de l’exil.
Gagné par la folie et protégé par les corbeaux, le protagoniste du roman d’Abdelaziz Baraka Sakin, "Le Corbeau qui m’aimait", est un personnage somptueux, à mi-chemin entre le roi Lear shakespearien et les héros des récits merveilleux latino-américains. Avec sensibilité et empathie, l’auteur brosse le portrait de cet homme sorti des mythologies contemporaines de la migration, tiraillé entre l’attrait de l’ailleurs et l’amour de son pays natal perdu à tout jamais.
Entretien avec l’écrivain soudanais. (...)
Abdelaziz Baraka Sakin : Vous savez, en tant que réfugié moi-même, il m’arrive de rencontrer d’autres réfugiés. Ils me parlent de la Jungle. C’est en les écoutant que je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cet endroit de mes propres yeux. J’ai sauté sur l’occasion, lorsqu’un jour une organisation chrétienne m’a appelé pour me demander si je voulais venir parler aux personnes vivant dans la Jungle. Je me suis rendu à Calais. J’y ai parlé aux migrants. Ils vivaient dans la misère et faisaient face à énormément de problèmes. Leur vie dans la Jungle est très compliquée. Mais ce qui m’intriguait surtout c’est de constater qu’ils voulaient tous poursuivre leur long périple, traverser la Manche pour se rendre en Grande-Bretagne. Pourquoi ? C’est cette question qui m’a poussé à écrire ce livre.
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En bavardant avec les intéressés, je me suis rendu compte que ces personnes étaient habitées par une ambition, un rêve plus grand que la simple recherche de sécurité : ils veulent accomplir quelque chose d’exceptionnel, donner un sens à leur existence. C’est aussi l’histoire de mon héros, Adam Ingiliz. Adam ne cherche pas seulement un lieu sûr : il cherche un lieu où ses désirs et ses rêves puissent s’accomplir. C’est une quête différente.
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RFI : L’exil reste manifestement une expérience douloureuse pour vous ?
A.B.S : Je dirais que vivre en exil est une véritable tragédie. On est tiraillé entre ici et là, sans vraiment y être. Nous vivons dans un entre-deux, dans une sorte de limbe. En exil, je vis dans le souvenir de ma vie passée. Mes sensibilités, mes rêves, mon mode de vie, ma façon de penser, rien n’a vraiment changé. En réalité, seul mon corps est ici, mais mon âme, mon être tout entier, sont restés au pays. Vous savez, quand je suis arrivé en Europe, je n’étais plus très jeune : je suis arrivé avec une personnalité déjà structurée et une mémoire déjà construite. Je vis ici comme un visiteur. Je ne peux pas du jour au lendemain me glisser dans la tête d’un Français ou d’un Autrichien. C’est très difficile pour moi, parce que j’ignore la langue du lieu — non seulement la langue écrite ou parlée, mais aussi la langue des rues, la langue de l’histoire du pays, la langue de ses bâtiments. Vous savez, dans mon pays, quand je marche dans la rue de mon village, je sais quand tel bâtiment a été construit et par qui. Je connais intimement les rues, je sais à quoi elles ressemblaient avant. Quand je parle à quelqu’un, je le comprends avant même que nous ne commencions à parler, parce que je connais le contexte, je partage nos histoires communes qui nous relient.
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Le Corbeau qui m’aimait, par Abdelaziz Baraka Sakin. Traduit de l’arabe par Xavier Luffin. Éditions Zulma, 168 pages, 18 euros.