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Le nouveau discours de la guerre
#guerres
Article mis en ligne le 26 juin 2025
dernière modification le 24 juin 2025

« Vous dites que ce sont les bonnes causes qui sanctifient la guerre.
Et je vous dis que : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute chose. »
Nietzsche.

« Ni le dieu brutal de la guerre, ni le lâche dieu du commerce et de la finance ne peuvent faire l’ordre dans le monde et lui donner la paix. »

André Suarès, Sur la Vie, 1909-1923

Au lendemain du renversement du Mur de Berlin, Georges Bush père promettait un nouvel ordre mondial, plus juste, plus stable, plus pacifique. Douze ans après :

– le monde est toujours aussi injuste et encore plus inégal (à en croire les rapports annuels des Nations unies basés sur l’indice de développement humain, ou ceux du Fonds mondial de la nature sur « l’empreinte écologique » soulignant la profondeur de la fracture écologique entre le Nord et le Sud) ;

– le monde n’est pas moins violent : de la guerre du Golfe à celle d’Afghanistan en passant par les Balkans, la Colombie ou l’Afrique des grands lacs, la décennie écoulée a été une période de guerres et de guerres civiles permanentes ; avant même le 11-Septembre, la course aux armements était repartie de plus belle ;

– le monde n’est pas plus stable et il s’enfonce au contraire dans un nouveau désordre planétaire à haut risque.

Dans son discours du 20 septembre 2001, déclarant une guerre illimitée – dans le temps et dans l’espace – au terrorisme, Georges W Bush junior a décrété le monde entier en état d’exception permanent. Loin que la mondialisation libérale aboutisse à une pacification des mœurs dans l’espace lisse et homogène du marché, elle se traduit donc par une globalisation de la violence, par une nouvelle métamorphose de la guerre et par un renouvellement de ses discours.

Métamorphoses de la guerre

Forme extrême du conflit, la guerre et ses représentations ont connu, depuis les grandes révolutions modernes du XVIIIe siècle, plusieurs grandes mutations.

Celle, d’abord, du passage des guerres dynastiques, « longues et lentes », disait Guibert (stratège contemporain de cette transition), à des guerres nationales, « grosses et courtes ». (...)

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la mondialisation marchande et la conquête coloniale eurent leurs « holocaustes victoriens » (titre d’un beau livre de Mike Davis). On vit alors apparaître, grâce au reportage photographique, les premières représentations de la « victime humanitaire ». L’idée de la Croix-Rouge germa sur le champ de bataille à Solférino. Devant l’apparition, dans la guerre de Sécession, de l’artillerie lourde moderne, des fusils à tir rapide, des sous-marins de combat, Marx et Engels purent parler d’une « industrie du massacre », autrement dit de la production mécanisée de la mort en série (parallèle à l’apparition du grand commerce, de l’industrialisation, de l’essor du crédit, de la naissance d’une presse de masse grâce aux premières rotatives). Ces transformations firent de « l’opinion publique » un nouvel enjeu de la guerre et un facteur du calcul stratégique. (...)

Cette évolution de la violence, inhérente aux guerres modernes, a franchi un palier avec la Première Guerre mondiale. À en croire le témoignage des arts et de la littérature d’entre-deux-guerres, le traumatisme fut alors aussi fort que celui consécutif à Auschwitz et à Hiroshima. Il rappela brutalement aux civilisations qu’elles aussi étaient mortelles. (...)

Bien avant que Michel Foucault n’en énonce le principe, elle renversait le rapport clausewitzien entre la guerre et la politique, la politique devenant le prolongement de la guerre par des moyens pacifiques. (...)

Ainsi, Hannah Arendt put-elle craindre que cet envahissement de l’espace politique par la guerre totale n’annonçât sa totale disparition : lorsque la guerre « cesse d’être un instrument de la politique », elle « fait éclater, en tant que guerre d’anéantissement, les limites établies par le politique », et elle menace d’anéantir la notion même de politique.

La question est désormais posée de savoir si, à l’heure de la mondialisation impériale, la guerre n’est pas sur le point de franchir un nouveau palier, de la guerre totale à la guerre globale, avec l’instauration d’un état d’exception permanent planétaire, dont la judiciarisation de la politique et l’hypertrophie de l’État pénal seraient les corollaires en matière de « politique intérieure ». (...)

Stratège des guerres napoléoniennes, Jomini prophétisa une nouvelle période de « guerres civiles et de guerres de religion » marquée par « l’usage d’une violence sans règles ». Un siècle plus tard, à l’époque de la guerre froide, Carl Schmitt annonçait l’avènement des « cosmopirates » et des « cosmoguérillas », dont les attentats du 11-Septembre à Manhattan constituent une spectaculaire illustration. Paul Ricœur a souligné depuis la filiation entre « la guerre terroriste, sans protagonistes identifiables à un État » et les transformations antérieures qui ont « détérioré la guerre » (...)

La mondialisation marchande va logiquement de pair avec la mondialisation armée. Cette entrée dans la guerre globale, ou absolue, se caractérise notamment par une concentration sans précédent des armes de haute technologie (théorisée par les stratèges du Pentagone dans leur doctrine de la « guerre asymétrique) et par une dissémination artisanale de ces techniques au profit de forces irrégulières. (...)

La privatisation généralisée du monde libéral se traduit ainsi par une perte du « monopole de la violence légitime organisée » qui caractérise, selon Max Weber, l’État moderne. La guerre tend désormais à mêler inextricablement des rapports de force traditionnels entre États (que s’efforce en vain de codifier le droit international sous l’égide de l’Onu) et les formes insidieuses d’une guerre civile planétaire. La notion de terrorisme devient alors, logiquement, la pièce maîtresse de la nouvelle rhétorique guerrière. Elle vise à exorciser le spectre d’un danger omniprésent et d’agresseurs insaisissables. (...)

Si l’effacement de toute distinction entre civils et combattants est généralement retenu comme l’une des caractéristiques du terrorisme, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki ont illustré à grande échelle l’esprit terroriste de l’époque et inauguré une ère nouvelle dans les pratiques de la terreur. Le perfectionnement constant des armes de destruction massive, les recherches sur la bombe à neutrons ou sur la bombe à micro-ondes (bombe E) n’ont cessé depuis de le confirmer. Si condamnable soit-il, le terrorisme à l’arme blanche des pirates de l’air apparaît ainsi comme le reflet inversé de ce terrorisme électronique d’État.

Guerre éthique, guerre sainte (...)

Contrairement à ce qui se passe dans le récit par Thucydide de la Guerre du Péloponnèse, la guerre n’est plus assumée comme un conflit d’intérêts, mais justifiée comme un conflit de valeurs (la « guerre de civilisation »), une « guerre éthique », autrement dit une guerre sainte à peine sécularisée. (...)

Cette guerre absolue exige des justifications absolues et une « obligation absolue » (formule utilisée par Bernard-Henri Lévy lors de l’intervention de l’Otan dans les Balkans), affranchie des vicissitudes du droit. Le droit international devient alors soluble dans l’éthique. L’ordre juridique n’est plus que l’avatar profane de la transcendance divine représentée par le fondement éthique dont il procède. S’adressant en 1933 aux juristes allemands, Hitler leur intimait déjà que « l’État doit ignorer toute différence entre la loi et l’éthique ». Affirmant le primat des principes d’humanité sur les principes de légalité, Winston Churchill concevait la guerre froide comme une guerre éthique.

Cette dérive trouve son aboutissement dans la redoutable thématique de la « guerre humanitaire » (...)

Si ce genre d’idées régulatrices peut être utile à « tempérer les choses », elles peuvent aussi faire l’objet de récupération politique : « On voit alors naître la possibilité d’une expansion terrifiante et d’un impérialisme meurtrier. »

L’humanitarisme antipolitique tend en effet à priver l’adversaire de son statut d’ennemi pour le traiter comme un vulgaire criminel. La distinction entre l’ennemi et le criminel est pourtant essentielle dans l’instauration d’un droit de la guerre susceptible d’en borner la cruauté. Or, la « guerre éthique » conduit logiquement à « déclarer le camp adverse criminel et inhumain dans son ensemble et d’en faire une non-valeur totale », sous peine d’avoir à reconnaître sa propre criminalité et sa propre monstruosité. C’est pourquoi, cette guerre, ne reconnaissant plus d’ennemi mais des coupables, se présente de plus en plus comme une simple opération de police internationale. (...)

« La guerre ne paraît plus, disait Carl Schmitt : il n’est plus question que d’exécutions, de sanctions, d’expéditions punitives, de pacification, de police internationale… »

Voire de lynchage. Lorsque Donald Rumsfeld réclame, dans un jargon de western, qu’on lui ramène Ben Laden dead or alive, il ne dit pas autre chose. Et lorsque Ariel Sharon pratique dans les territoires occupés « les exécutions extrajudiciaires » (splendide euphémisme !), il ne fait pas autre chose. Les chefs de la guerre humanitaire s’arrogent en effet le droit exorbitant de tracer une nouvelle frontière entre l’humain et l’inhumain. L’ennemi perd alors sa qualité d’ennemi pour tomber dans la catégorie inquiétante des monstres. (...)

« Quand un État combat son ennemi politique au nom de l’humanité, prévoyait Schmitt, ce n’est pas une guerre de l’humanité », mais un détournement de son concept universel à des fins particulières, avec pour terrifiante conséquence de « refuser à l’ennemi » sa qualité d’humain et de le déclarer « hors la loi et hors l’humanité ». Le mot d’humanité devient alors le masque avenant d’une « imposture universelle ». (...)

La logique des armes

La « guerre humanitaire » menace d’autant plus de se muer en guerre totalitaire que l’asymétrie des armes annule la symétrie du risque encouru. (...)

« L’engagement à grande distance, comme l’action à toute distance, sera peut-être le trait essentiel des guerres à venir », annonçait Valéry à la lumière des premiers combats aériens. Cette distance n’a cessé depuis de grandir. Dans les bombardements à haute altitude, la cible est miniaturisée ; la victime, réduite à la dimension d’insecte, n’a plus de visage.

Après la Première Guerre mondiale, les pionniers de la stratégie aérienne naissante entrevoyaient déjà les conséquences possibles de la maîtrise des airs. (...)

Guerres sans frontières (...)

Sous prétexte de traque sans merci au terrorisme, la revendication idéaliste d’un internationalisme libéral normatif débouche sur le réalisme prosaïque de la paix impériale et du cosmopolitisme sécuritaire. Offrant un bel exemple de novlangue orwellienne, cette pax americana signifie, à l’instar de la pax romana d’antan, une guerre permanente sur le limes.

Les promoteurs du droit d’ingérence, comme Mario Bettati ou Bernard Kouchner, prolongent ainsi la problématique d’un Kelsen, qui théorisait jadis la guerre comme « ingérence légitime illimitée » dans la sphère d’intérêt de l’État agresseur. (...)

La doctrine de la guerre juste, mondialisée au nom d’une revendication éthique absolue, porte en germe l’extinction de la pluralité politique et culturelle, ainsi que l’instauration d’une forme de terreur impériale. (...)

La légitimité éthique liquide ainsi l’idée même du droit international.

L’époque de transition dans laquelle nous entrons devrait au contraire apprendre à conjuguer durablement un ordre juridique interétatique qui n’est déjà plus avec un ordre cosmopolitique émergeant, qui n’est pas encore. Ce défi est d’autant plus crucial que les guerres de la mondialisation ne font, hélas, que commencer. Une vieille maxime du mouvement ouvrier proclamait que le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage. Corrigeant cette formule, le philosophe brésilien Paulo Arnates, affirme que le capitalisme mondialisé ne se contente plus de couver la guerre : il est la guerre, une guerre administrée, gérée, professionnalisée, post-chevaleresque et post-héroïque, soumise aux seuls impératifs de la raison instrumentale. Cette guerre illimitée façonne une société militaro-industrielle-financière effrayante.

Le monde est entré, depuis une décennie, dans une période de « grande transformation », de redistribution des cartes, de refonte des territoires, de remue-ménage des frontières, et de nouveau partage des zones d’influence. Ce passage désordonné et violent, d’un ordre ancien qui agonise à un ordre nouveau qui peine à naître, s’opère dans le désordre et la violence. Il est illusoire, affirme Étienne Balibar, de prétendre éliminer cette violence du rapport social. Mais il importe plus que jamais de savoir l’apprivoiser. (...)