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Mediapart
Le premier juge de France s’alarme de la montée d’un « populisme anti-judiciaire »
#populisme #justice
Article mis en ligne le 8 juin 2025
dernière modification le 7 juin 2025

Ils seraient trop sévères dans les affaires d’atteintes à la probité, mais trop laxistes contre la délinquance de rue : le débat public de ces derniers mois met régulièrement en cause le travail des magistrats. Le premier président de la Cour de cassation, Christophe Soulard, sonne l’alarme.

lIl est depuis 2022 le premier juge de France. Premier président de la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire, Christophe Soulard est également le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et du conseil d’administration de l’École nationale de la magistrature (ENM).

Alors que l’institution judiciaire et le travail des juges sont régulièrement mis en cause dans le débat public depuis le début de l’année, que ce soit dans le cadre d’affaires politico-financières retentissantes (procès des emplois fictifs du RN, réquisitions du parquet dans le scandale Sarkozy-Kadhafi) ou en marge des débordements après la victoire du PSG en Ligue des champions, Christophe Soulard défend dans un entretien à Mediapart l’État de droit.

Mediapart : Quand on est premier président de la Cour de cassation, c’est-à-dire le plus haut magistrat de France, est-on une personne inquiète par rapport à tout ce qui se dit dans l’espace public sur la justice ?

Christophe Soulard : On est un homme qui est en permanence préoccupé. Préoccupé parce que toujours très attentif à toutes les évolutions, dont certaines sont négatives. Il faut essayer de réfléchir en permanence pour voir comment contenir les évolutions négatives, et comment favoriser les évolutions positives. Je suis inquiet, mais je suis assez optimiste, personnellement, par tempérament. (...)

Vous êtes un sombre optimiste.

On peut le dire, oui.

Ressentez-vous une sorte de populisme anti-judiciaire qui a pris en France une intensité nouvelle ?

Il y a incontestablement un populisme anti-judiciaire qui consiste à laisser penser que les juges auraient pris le pouvoir, qu’ils empêcheraient le législateur d’adopter les lois qu’il veut parce que les magistrats en annuleraient les effets, qu’ils empêcheraient le gouvernement de gouverner, tout cela au nom de principes que les juges auraient plus ou moins eux-mêmes inventés…

Ce populisme se développe, oui, même si cette forme de populisme a toujours existé, il ne faut pas se voiler la face. Ce qui est peut-être plus nouveau aujourd’hui, c’est qu’il est également exprimé par des personnes qui occupaient ou qui occupent encore des positions institutionnelles relativement importantes, des hommes et des femmes politiques de premier plan, mais aussi d’anciens membres de juridictions, des professeurs de droit de renom… (...)

Comment l’expliquez-vous ?

Il y a eu un changement dans la fonction du juge. Dans la tradition française, qui est très ancienne, le juge applique la loi, mais ne met pas en cause la loi. Il y a ce principe de suprématie totale de la loi, sans normes supérieures. C’est quelque chose qui a changé, parce que le changement a été voulu par le législateur lui-même, qui a permis l’adoption de conventions internationales, comme la Convention européenne des droits de l’homme, ou la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Et c’est le (pouvoir) constituant qui a introduit la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle a conduit le Conseil constitutionnel à invalider de nombreuses lois. Ce n’était pas la culture française habituelle, mais c’est quelque chose qui a été voulu par le politique, pas par les magistrats, et qui peut expliquer que certains ont encore du mal avec cette idée, au fond, que le législateur puisse parfois être empêché de faire quelque chose au nom de principes supérieurs. (...)

Mais je rappelle que la loi est elle-même voulue par le politique. C’est la loi qui a prévu la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), c’est la loi qui a institué le Parquet national financier (PNF), c’est la loi qui a considérablement alourdi les peines encourues, qui a ajouté la peine complémentaire d’inéligibilité. Tout cela a été voulu par le législateur. Et, évidemment, parfois on se rend compte que cela a des conséquences… (...)

Le juge est très conscient de ce que sa légitimité est une légitimité différente, seconde, par rapport à la légitimité qui est issue de l’élection. Le juge applique la loi. Il contrôle la loi par rapport à des normes supérieures parce que c’est une façon de faire respecter une hiérarchie des normes qui est à la base de notre système juridique. Mais il reste dans son registre. Il ne s’oppose en rien à la souveraineté populaire puisqu’il applique des lois qui sont, par définition, issues de la souveraineté populaire. (...)

de plus en plus, les magistrats, et quand je dis les magistrats, je pense notamment aux juges du siège, ceux qui rendent les décisions, essayent de communiquer. Il faut pouvoir expliquer nos décisions, mettre en évidence que celles-ci sont le résultat d’un processus très rigoureux, dans lequel les juges ont entendu de manière contradictoire tous les points de vue, dans lequel ils ont pris en compte tous les arguments, réfléchi à plusieurs, puisque la collégialité, c’est ce qui assure aussi la qualité de la décision. (...)

envoyer quelqu’un en prison, même pour une peine qui ne durerait pas très longtemps alors qu’il est complètement inséré, qu’on lui fait perdre son emploi, et qu’en prison il va rencontrer des délinquants chevronnés et va entrer dans une forme de délinquance, ce ne serait pas un bon résultat. C’est pourquoi il faut absolument se méfier de tout ce qui pourrait être une automaticité des peines. Le juge doit aussi respecter de grands principes humanistes, en considérant que les gens sont aussi capables de s’améliorer. Ce n’est pas parce qu’à un moment donné quelqu’un a commis une infraction, même si elle choque beaucoup, que cette personne est définitivement perdue. (...)

La justice ne peut pas, là où elle est, tout réparer. Ce n’est pas une question de moyens. Ce n’est juste pas sa fonction. Mais son rôle est essentiel. À force, on va finir par oublier que toutes ces règles permettent le vivre-ensemble. S’il n’y a pas une justice en laquelle les citoyens ont confiance, c’est tout le lien social qui se distend. Quand on critique non seulement les juges, mais qu’on en vient à mettre en cause l’effectivité même des règles de droit, on porte atteinte à ce vivre-ensemble. On doit être exigeant avec la justice, bien sûr. En revanche, on ne peut pas lui demander d’aller au-delà de ce à quoi elle doit servir. (...)