Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Les dessous de la bataille française contre la désinformation russe
#medias #fakeNews #Russie #desinformation
Article mis en ligne le 22 avril 2024
dernière modification le 21 avril 2024

Depuis quelques jours, une fausse vidéo de BFMTV, issue de la propagande prorusse, alimente la psychose sur les punaises de lit en France. Une fake news de plus, innombrables ces derniers temps. Enquête sur les dessous d’une lutte quotidienne face à Moscou.

C’est le dernier exemple en date, mais on ne les compte plus. Depuis quelques jours, rapporte Le Point, des réseaux d’influence russes ont partagé une vidéo sur Telegram assurant que des journalistes faisaient l’objet d’une enquête de la DGSI et d’une suspension de leurs rédactions pour avoir écrit sur les punaises de lit.

C’est complètement faux, mais l’infox était une nouvelle fois très bien réalisée : cette fausse vidéo était siglée « BFMTV » et intégrait tous les codes graphiques de la chaîne d’information.

Depuis le mois de mars, dans l’immeuble de l’Ouest parisien qui abrite les locaux de Viginum, les analystes de ce service chargé de surveiller et de protéger l’État français contre les ingérences numériques étrangères ont dû traiter une invraisemblable série d’attaques et de fake news relayées par Moscou et ses canaux d’influence. (...)

une infox d’une nature bien plus sérieuse. Elle a été lancée par le directeur du service de renseignement extérieur russe (le SVR) en personne, Sergueï Narychkine. Il prétend, dans un communiqué repris par plusieurs médias (dont l’agence de presse étatique Tass), que la France « s’apprêterait à envoyer un contingent de deux mille soldats en Ukraine ». La fausse information est reprise le lendemain par un autre personnage haut placé dans l’appareil sécuritaire russe, le vice-président du Conseil de sécurité, Dmitri Medvedev.

Une semaine plus tard, Radio France internationale (RFI) s’aperçoit qu’un faux reportage, attribué à la radio et reprenant son logo, tourne en boucle sur Telegram. Nous sommes le 27 mars, et il affirme qu’une « épidémie de tuberculose ukrainienne menace[rait] la France ». Importée par des soldats ukrainiens soignés dans l’Hexagone, l’infection toucherait « 85 % des soldats » et aurait déjà contaminé « au moins trente-cinq membres du personnel médical », annoncent quelques bandeaux angoissants.

Quelques heures plus tard, l’équipe de Viginum voit apparaître un faux site internet de l’armée française, « sengager-ukraine.fr », monté de toutes pièces et faisant croire à une campagne de recrutement pour aller combattre en Ukraine. Les analystes font défiler les pages : n’eût été quelques anomalies (dont cette étrange mention : « Les immigrés sont prioritaires »), il est plutôt bien conçu et reprend les codes de « sengager.fr », vrai site de recrutement de l’armée française.

Le 3 avril, ce n’est plus le ministère français des armées mais celui de l’intérieur qui est ciblé. Les enquêteurs de Viginum découvrent que des canaux Telegram russophones propagent un faux document attribué à Gérald Darmanin, qui laisse croire à un assouplissement des règles pour obtenir le statut de réfugié en France lorsqu’on est ukrainien.

Sitôt en ligne, ces publications sont partagées et amplifiées par des dizaines, voire des centaines de comptes, dont certains peuvent être aisément identifiés comme des « bots » (...)

« La propagande russe a atteint un volume industriel ces derniers mois », observe un diplomate travaillant de près sur ces questions au Quai d’Orsay. « Depuis plusieurs mois, ils sont passés à un niveau supérieur, confirme un haut fonctionnaire en contact étroit avec Viginum. Le niveau d’hostilité est objectivement élevé. » Un expert qui contribue à la cyberdéfense de la France abonde : « En ce moment, tous les moyens sont bons pour nous déstabiliser. » (...)

Cet activisme prend aussi la forme de « clonage » de sites de ministères ou d’institutions françaises, de sites de grands médias, d’opérations sans doute encore non détectées de piratage ou de sabotage de systèmes d’information et de communication français et, dans le cas le plus extrême, d’actions clandestines sur le sol français faites pour être relayées en ligne et semer le trouble.

À telle enseigne que la DGSI a demandé en février à la police et à la gendarmerie de faire remonter les moindres « signaux faibles » d’opérations d’ingérences russes. (...)

Des torrents de « fake »

Pour faire face à cette hostilité nouvelle, la France s’active de différentes manières. D’abord, elle rode son dispositif de détection des ingérences étrangères, dont Viginum est la figure de proue. Le « vrai déclencheur » de la création de ce service, selon plusieurs acteurs y ayant participé, a été l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, en octobre 2020. Après sa mort, l’État français s’aperçoit que la France est ciblée par une campagne sur Twitter (devenu le réseau social X), vraisemblablement d’origine turque. « On nous demande d’y regarder de plus près, se souvient un haut fonctionnaire. Et on s’aperçoit que personne, dans l’État, n’est chargé de regarder ce qui se passe sur Twitter. »

Une task force (dénommée « Honfleur ») est constituée au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). « On découvre un continent », se remémore notre fonctionnaire. Moins d’un an plus tard, en juillet 2021, le président Macron donne l’ordre de créer Viginum.

L’organisme devra veiller, en particulier, sur la campagne présidentielle à venir. Le projet comporte un vrai risque : que l’outil devienne un grossier « ministère de la vérité ». Pour déminer l’affaire, le SGDSN décide de rencontrer tous les partis politiques pour leur exposer le projet. Et là, surprise : ils sont tous très partants. (...)

Trois ans plus tard, l’agence emploie une cinquantaine de salariés (soixante à la fin de l’année), dont une vingtaine d’analystes ayant des spécialisations thématiques – dont la Russie –, appuyés par un « datalab ». Pour scruter le Web plus efficacement, Viginum a obtenu l’autorisation légale d’automatiser sa collecte de données sur une quinzaine de plateformes.

En parallèle de Viginum, créé en 2021, et qui dépend de Matignon, deux autres structures sont créées en 2022 pour surveiller les tentatives d’ingérence étrangère : une « sous-direction de la veille et de la stratégie » rattachée à la com’ du Quai d’Orsay, et une cellule « anticipation, stratégie et orientation » rattachée à l’état-major des armées.

Tout ce petit monde tâche de se coordonner, et de démentir les mauvaises langues qui voient dans ce dispositif de potentielles guerres de services. (...)

Lorsqu’elle veut jouer un cran en dessous dans la dénonciation, la France peut opérer plus subtilement encore : en faisant opportunément fuiter vers des médias ou des ONG des informations pointant vers Moscou, récoltées par ses services de renseignement, dans l’espoir qu’ils les reprennent voire les complètent.

Avec parfois un bonus à la clé : la mise sous sanctions financières par le Trésor américain ou l’Union européenne des entreprises ou personnes impliquées dans ces campagnes d’influence (comme ce fut le cas en 2023 pour un réseau actif en Moldavie). Les services de renseignement seuls ne peuvent pas obtenir ces mises sous sanctions. Une jurisprudence officieuse veut que, pour que l’UE décide de sanctionner une entreprise ou un individu, elle ait besoin d’une base d’informations crédibles et en open source. Les rapports de la DGSI ne sont pas acceptés ; les enquêtes publiées dans la presse, si. (...)

Peur sur les élections

Pourquoi le Kremlin déploie-t-il tant d’efforts contre la France en ce début 2024 ? Les sorties d’Emmanuel Macron n’excluant pas l’envoi de possibles « troupes au sol » en Ukraine ont, à coup sûr, contribué à mettre Paris dans le viseur des autorités russes.

Mais ce n’est pas tout. « Je pense que 2024 a été identifiée comme une année d’effort par les Russes », estime un fonctionnaire qui suit les questions d’ingérence étrangère depuis plusieurs années. « Les élections américaines sont le point d’orgue – et tout le reste sert de répétition », juge-t-il. « Tout le reste », y compris, donc, les élections européennes et les Jeux olympiques. (...)

Des professionnels du contre-espionnage sont également venus conseiller aux futurs eurodéputés d’être vigilants sur leurs rencontres durant les semaines à venir. (...)

Une sensibilisation qui gagnerait probablement à être systématisée, y compris au sein du Parlement français. Malgré le contexte, « il n’y a pas de sensibilisation particulière des élus en ce moment », confie un député de la commission de la défense nationale de l’Assemblée. (...)

Diplomatie ou stratégie électorale ?

Le changement d’attitude française vis-à-vis de Moscou n’est pas sans poser question. « Est-ce que d’autres acteurs utilisent également ces méthodes [d’influence] ? c’est évident. Mais l’escalade russe est telle que nous avons jugé que la seule manière de l’endiguer était une exposition publique. Alors qu’avec d’autres, la possibilité d’avoir un débat diplomatique est toujours ouverte », justifie-t-on au Quai d’Orsay.

Comprendre : lorsque la Chine s’en prend aux intérêts français, il est toujours possible d’en discuter en tête-à-tête. Avec la Russie, tout dialogue est rompu. Mais s’agit-il simplement de diplomatie, ou aussi de stratégie électorale ? En rappelant à chaque instant les méfaits de l’exécutif russe, Emmanuel Macron n’insiste-t-il pas surtout lourdement, et volontairement, sur un sujet vu comme susceptible de fragiliser son adversaire désigné pour les européennes : le RN ? Le chef de l’État manie depuis longtemps cet angle d’attaque contre le parti de Marine Le Pen.

Quant aux lois passées afin de prévenir les ingérences étrangères, enfin, elles posent des risques pour les libertés publiques, dénoncent certains. (...)