
Le silence de l’Occident face au génocide présentement en cours à Gaza n’incite-t-il pas à interroger les hauts cris d’indignation morale de ce même Occident face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Certains s’étonnent de voir les pays occidentaux adopter une position différente dans les deux cas. Ils reprochent, par exemple, aux États-Unis d’adopter une politique de deux poids, deux mesures. Ils estiment que ce pays devrait condamner l’invasion de Gaza par Israël, tout comme il a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Malheureusement, il s’agit là d’une analyse à courte vue. Ceux qui pensent ainsi ne voient pas que nous sommes plutôt en présence de deux poids et de deux démesures. L’histoire des relations entre la Palestine, Israël et Washington n’a pas commencé le 7 octobre 2023, et celle qui concerne les relations entre la Russie, l’Ukraine et Washington n’a pas non plus commencé le 24 février 2022.
Une lutte à tout prix contre la Russie
La condamnation de la Russie faisait l’impasse sur trente ans de provocations américaines conduisant à l’augmentation du nombre de pays faisant partie de l’OTAN (passant de 16 à 30) et ceinturant de plus en plus la Russie. On favorisa aussi l’installation de bases militaires dans tous les pays d’Europe de l’Est. On assista par la suite au retrait américain des accords portant sur les missiles antibalistiques et les missiles à moyenne portée. On promit en 2008 d’inclure l’Ukraine dans l’OTAN, malgré les avertissements répétés des autorités russes et les avis d’experts américains. Poursuivant les tentatives de provocation, l’OTAN procéda à l’installation de boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie pouvant être transformés en moins de 24 heures en armes offensives pouvant atteindre Moscou en quelques minutes. Les Américains encadrèrent et financèrent le coup d’État de Maïdan de 2014, ce qui permit à Washington d’exercer un contrôle politique sur l’Ukraine (...)
L’intervention russe du 24 février 2022 a donné lieu à des interprétations divergentes. Pour certains, c’était une agression, donc une violation du droit international ; pour d’autres, un acte d’autodéfense contre une menace explicite, mesure reconnue par le droit international. Il s’agissait d’une intervention préventive, un peu comme lorsqu’un individu intervient vigoureusement, même violemment, pour empêcher qu’on lui place un fusil sur la tempe. Tout de suite après, il aurait voulu faire la paix pourvu qu’on lui promette de ne pas tenter à nouveau de lui mettre un fusil sur la tempe. Les deux étaient sur le point de s’entendre lorsque le véritable responsable du trouble est apparu pour interrompre la négociation.
Ceux qui se sont insurgés contre la désinformation russophobe des États-Unis ont été aussitôt catalogués de pro-Poutine. On leur a reproché de ne pas démontrer suffisamment de compassion à l’égard du peuple ukrainien. L’unanimisme a été imposé à l’opinion. Il n’y a pas eu un seul son de cloche dissonant, aucune dissidence exprimée au sein des médias établis. On n’a pas vu ni compris que la critique des États-Unis visait justement à empêcher la guerre que les Américains étaient en train de mener sur le dos du peuple ukrainien.
Pour agir en fonction d’une véritable compassion à l’égard du peuple ukrainien, il ne fallait pas promouvoir l’escalade belligérante américaine, car celle-ci favorisait une guerre par procuration qui allait décimer cette population. Il fallait au contraire démontrer de la compréhension à l’égard des besoins sécuritaires de la Russie, cesser de rapprocher les forces militaires de l’OTAN de ses frontières et favoriser de cette manière la désescalade pour sauvegarder l’intégrité du peuple ukrainien.
Malheureusement, les politiciens, les journalistes et les intellectuels occidentaux ont pour la plupart été bluffés par la propagande des néoconservateurs bellicistes américains. Ces derniers ont rendu la guerre inévitable afin d’essayer de perpétuer la domination des États-Unis dans le monde. Ils ont délibérément choisi de combattre la Russie jusqu’au dernier ukrainien.
Un appui indéfectible à Israël
La démesure manifestée à l’égard du peuple palestinien est plus facile à comprendre, car elle existe depuis un très grand nombre d’années. Les États-Unis font parvenir de l’aide financière à Israël à la hauteur de 3.8 milliards de dollars par année. L’illégalité entoure tout ce que fait Israël. Il occupe illégalement le territoire de Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem et du Golan. Le pays colonise illégalement la Cisjordanie et le mur érigé par Israël est aussi illégal, tout comme le blocus de Gaza et l’occupation de Jérusalem-Est. Les arrestations illégales, les exécutions sommaires d’adolescents et l’emprisonnement d’enfants font partie du quotidien du peuple palestinien, de même que la destruction des maisons et des oliviers. Pour Gaza, l’accès à la mer est bloqué, l’électricité est rationnée et l’eau est souillée. Les Gazaouis ne peuvent sortir de Gaza et la bande de Gaza est une prison à ciel ouvert. Entre 2008 et 2023, 4600 palestiniens ont été tués par l’armée israélienne. Rien de tout cela n’a été rapporté dans les médias établis, mais l’information a fini par circuler assez pour que le citoyen moyen ait le sentiment diffus que le peuple palestinien est un peuple opprimé.
Israël a malgré tout toujours été appuyé par les États-Unis. Ces derniers ont reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël, contrevenant directement aux résolutions du Conseil de sécurité. Après avoir normalisé les relations avec la Jordanie et l’Égypte, puis avec le Maroc, le Bahreïn, le Soudan et les Émirats Arabes Unis, on s’apprêtait grâce à Washington à normaliser les relations d’Israël avec l’Arabie saoudite. L’étau se refermait lentement et de plus en plus complètement sur le peuple palestinien, avec le concours des Américains. Le destin du peuple palestinien semblait être sans issue et la communauté internationale affichait une indifférence absolue.
Les États-Unis ont appuyé Netanyahou sans condition et ce, même si ce dernier n’a jamais voulu envisager sérieusement l’hypothèse d’une solution à deux États. Il en était même venu à l’écarter et à afficher ouvertement ses ambitions annexionnistes aux Nations unies en brandissant une carte géographique dans laquelle disparaissait totalement le territoire palestinien.
C’est dans ce contexte qu’il faut se replacer pour comprendre les événements du 7 octobre 2023. (...)
Appuyer Israël à tout prix, même s’il faut pour cela sacrifier le peuple palestinien
L’intervention militaire à Gaza a pris la forme démultipliée d’une série de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité : riposte disproportionnée, nettoyage ethnique, punition collective, population civile ciblée. Les habitations furent détruites, les hôpitaux bombardés, les cimetières profanés. Les journalistes et les aidants humanitaires furent assassinés, tandis que les écoles, les universités, les mosquées et les églises furent réduites en cendres. Le tout a clairement pris la forme d’un carnage atroce. En décembre 2023, l’Afrique du Sud a donc déposé une plainte auprès de la Cour internationale de justice visant Israël et l’accusant de génocide.
La démonstration étayée sur 84 pages montrait notamment les intentions explicites du régime sioniste. L’objectif avoué et annoncé par le ministre de la défense Yoav Gallant était de priver les Gazaouis, ces « animaux humains », d’eau, de nourriture, de gaz et d’électricité. Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice a jugé qu’Israël ne semblait pas respecter ses obligations à l’égard de la Convention sur la prévention du génocide. Elle a statué qu’un génocide était plausiblement en train de se produire. Elle n’a pas seulement parlé d’un risque de génocide, mais bien du fait qu’il était plausible d’affirmer qu’un génocide était en cours.
En riposte à cette décision et pour en neutraliser les effets auprès de la communauté internationale, Israël a dès le lendemain accusé l’organisme des Nations unies chargé d’assurer la survie des Gazaouis (UNRWA) d’avoir participé aux massacres du 7 octobre. Or, le dossier faisant cette « démonstration » au sujet d’une douzaine d’employés de l’UNRWA (sur les treize mille œuvrant à Gaza) n’était en fait qu’un tissu d’allégations obtenues sous la torture. Ce fut l’alibi dont s’est servi Israël pour bloquer les convois apportant l’aide humanitaire à Gaza à partir de la ville de Rafah.
La famine imposée à une population entière constituait une preuve additionnelle qu’un génocide était en train d’être commis. Comment les États-Unis pouvaient-ils, en de telles circonstances, justifier un appui militaire inconditionnel à Israël ? (...)
Les citoyens américains ont toutefois été de plus en plus nombreux à critiquer ouvertement le gouvernement Biden. Pour sauver du temps et contenir une population américaine de plus en plus hostile au comportement pro-génocidaire étasunien, les autorités américaines annoncèrent la construction d’un port aux abords de la bande de Gaza par où serait acheminée l’aide humanitaire. Ce projet était à sa face même un subterfuge. Après tout, si les Américains croyaient nécessaire d’acheminer une aide à Gaza et qu’Israël était disposé à la recevoir, le meilleur moyen aurait été de faire entrer immédiatement par la ville de Rafah les centaines de camions qui étaient bloqués par l’armée israélienne. Pourquoi fallait-il choisir plutôt d’étaler sur plusieurs mois la construction d’une zone portuaire ? La réponse est simple. Les Américains prenaient ainsi officiellement leurs distances à l’égard de la famine imposée par Israël aux Gazaouis, tout en continuant de leur fournir un appui militaire et en leur donnant encore du temps pour leur permettre de poursuivre leur entreprise mortifère.
Conclusion
La question qui se pose est alors la suivante : comment se fait-il que les États-Unis qui prétendent défendre l’Ukraine n’hésitent pas à appuyer le génocide à Gaza ? Plusieurs dénoncent les deux poids deux mesures que cela représente. Mais ne faut-il pas plutôt interroger les bonnes intentions affichées à l’égard de l’Ukraine ? La politique extérieure américaine n’est-elle pas cohérente et dans, tous les cas, dirigée aveuglément à l’encontre de ses « pays ennemis » et en faveur de ses « pays amis », et ce, quelles que soient les conséquences que tout cela entraîne pour des populations entières ? Bien entendu, il ne s’agit pas de reconnaître aux États-Unis une rationalité parfaite. Il s’agit plutôt d’observer dans les deux cas la présence d’un même réflexe irrationnel : un état de panique à l’idée de perdre une hégémonie économique et politique dans le monde. Le point commun est l’intérêt des États-Unis, pas le bien-être des Ukrainiens ou des Palestiniens. Il n’y a pas de contradiction entre la politique américaine en Ukraine et la politique américaine en Palestine. Elles sont symétriques, complémentaires et de même nature.
La vérité crue et cruelle est donc la suivante. Les États-Unis n’hésitent pas à sacrifier le peuple ukrainien pour affaiblir leur ennemi, la Russie. Ils n’hésitent pas non plus à sacrifier le peuple palestinien pour défendre leur ami, Israël. Nous sommes donc en présence de deux poids et de deux démesures.