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Mediapart
Les soldats ukrainiens, condamnés à rester dans les rangs
#guerreenUkraine
Article mis en ligne le 21 mai 2024

De plus en plus soldats ukrainiens, souvent des volontaires de la première heure, voudraient être remplacés afin de revenir à la vie civile. Cela leur est pour le moment impossible. Colère et incompréhension montent dans les rangs.

« Quand on s’est portés volontaires, on pensait donner de notre temps pendant que les autres faisaient leur apprentissage. Et finalement, on nous retient indéfiniment. » Yuriy remue le contenu de la marmite avec une écumoire. « Je me sens trahi. » (...)

Leur dernière affectation au front, dans la région de Bakhmout, s’est mal passée. Le caporal pose d’abord le décor : « Des collines et des collines de cerisiers et d’abricotiers en fleurs, c’était magnifique. » Puis le bilan : « On a perdu cinq hommes. Sur vingt. Là-bas, on avait littéralement une chance sur cinq de mourir. » « Sévèrement battus », comme ils l’admettent eux-mêmes, ils ont dû rapidement quitter le front.

La brigade de Yuriy est pour le moment déployée dans un endroit moins exposé d’Ukraine. Mais les doutes ne les lâchent pas. « Regardez-nous, on a plus de 40 ans [ils ont respectivement 38, 40, 41 et 46 ans – ndlr], interpelle Vadim, large carrure et barbe de quelques jours. Sauter dans les tranchées devient difficile. Pourquoi ne sommes-nous pas remplacés ? »

Moins médiatisés que le manque d’armement et de munitions, les problèmes de ressources humaines sont pourtant un défi majeur pour l’armée ukrainienne. La première vague de volontaires – qui s’était spontanément présentée dans les centres de recrutement début 2022 – s’épuise, et sa santé mentale se dégrade.

Chez nombre de soldats, la lassitude a commencé à gagner à l’automne dernier. La fatigue d’un an et demi de guerre, l’échec d’une contre-offensive ukrainienne longtemps attendue, la perspective d’un deuxième hiver dans les tranchées ont pesé sur le moral. Voir les collègues et amis vaciller n’a pas aidé. (...)

« Et encore, nous ne sommes pas les plus exposés. On n’a pas été au front lors des pires batailles, observe son collègue Serhiy, accroupi, en tirant sur sa cigarette. Les autres unités ont été déchirées. Je n’imagine même pas leur état. »
« J’aimerais revenir sans être handicapé »

Les compagnes et épouses de militaires (l’armée ukrainienne reste très majoritairement masculine) sont les témoins privilégiés de ce blues des engagés de la première heure, qui se sentent désormais prisonniers. En faisant bouillir l’eau pour un thé, dans la cuisine de son appartement de la banlieue de Kyiv, Katia, dont le mari est engagé depuis plus de deux ans, raconte : « Au début, il m’écrivait : “Tout va bien, on casse les couilles des Russes !” Puis la même chose, mais sans le “tout va bien”. Après, c’est devenu : “J’aimerais revenir sans être handicapé.” Et maintenant, il me dit : “J’en ai marre, je suis foutu.” » (...)

En se portant volontaires pour combattre, ces soldats ont mis leur vie et celle de leurs proches en suspens, pour une durée indéfinie. (...)

À la guerre depuis 630 jours

La solution à ce problème de ressources humaines, aux yeux de beaucoup, est simple : autoriser les militaires ayant combattu un certain temps – la durée de 36 mois est régulièrement évoquée – à reprendre leur vie civile, et les remplacer par des hommes n’ayant pas encore servi. C’est ce que demande un collectif informel de femmes de soldats, constitué en novembre dernier, dont Galina et Katia font partie.

Elles ont organisé dix manifestations à travers toute l’Ukraine. À Kyiv, c’était sur l’emblématique place Maïdan, et Galina avait amené sa pancarte : « Mon mari est à la guerre depuis 630 jours. C’est le tour des autres. »

Des représentantes du petit groupe ont été reçues par l’état-major de l’armée ukrainienne et ont obtenu le soutien de quelques député·es. Leur combat a même semblé être sur le point de porter quand une clause, prévoyant le retour à la vie civile des soldats au bout de 36 mois de service, a été insérée dans une loi votée au mois d’avril. Mais la disposition a été retirée au dernier moment. (...)

« C’est le commandement militaire qui a demandé son retrait », croit savoir la députée Inna Sovsun, du parti d’opposition Holos, très active sur le sujet et dont le mari est lui-même engagé dans l’armée. En coulisses, l’état-major aurait alerté sur le fait qu’il ne parvient pas à recruter assez de nouveaux soldats pour remplacer les partants.

Mais l’argument peut être renversé : donner une limite claire de 36 mois d’engagement ne contribuerait-il pas à rassurer les éventuels intéressés sur le fait qu’ils ne s’engagent pas dans une voie sans issue, et donc in fine à attirer de nouveaux candidats ? (...)

Surtout, l’exécutif ukrainien, qui assure ne pouvoir libérer les soldats déjà engagés en raison du manque de remplaçants potentiels, s’est-il vraiment donné les moyens pour recruter en masse ? (...)

De fait, la majorité des affiches de recrutement visibles dans le pays n’émanent pas du ministère de la défense mais des brigades elles-mêmes (...)

Pour nombre de soldats interrogés, la réalité fait peu de doute : « Volodymyr Zelensky préfère sacrifier la première vague de volontaires plutôt que de prendre des mesures impopulaires, comme mobiliser largement de nouveaux soldats », juge Yuriy, remonté. (...)

Des chercheurs rétorquent, estimations chiffrées à l’appui, qu’en réalité les marges ukrainiennes pour mobiliser sont assez faibles. Qui dit vrai ? Sans doute pour éteindre le feu qui couve, le ministère ukrainien de la défense a assuré préparer une loi spécifique sur la démobilisation, qui pourrait s’emparer du problème. Inna Sovsun n’y croit guère : « Elle est prévue pour dans huit mois. Mais le temps de l’élaborer et la discuter, puis que le président la ratifie et qu’elle soit effectivement mise en œuvre… Bref, on sera en 2025. » Pour ne pas avoir à attendre jusque-là, elle compte soumettre son propre projet de loi sur le sujet.

En attendant, l’incompréhension – et parfois le ressentiment – grandissent, entre plusieurs Ukraine qui semblent vivre dans des réalités parallèles. De nombreuses femmes de soldats disent avoir rompu le contact avec leurs ami·es n’ayant pas de proches au front. « On ne se comprend plus » (...)

Surtout, l’Ukraine est encore rassemblée par un point commun : une volonté farouche de battre l’armée russe. Même parmi les soldats les plus remontés contre leur état-major ou leur classe politique, aucun ne souhaite que l’Ukraine entame des négociations avec la Russie. (...)

« Tout le monde veut la victoire de l’Ukraine, mais peu de monde est prêt à l’obtenir de ses mains. » (...)