
Chaque nouvel an, Mediapart propose à un·e citoyen·ne (ou plusieurs) d’être président·e de la République d’un jour afin de rappeler que celle-ci nous appartient à toutes et tous. Pour 2024, la militante pour le climat Camille Étienne nous offre ses vœux présidentiels intranquilles, entre lucidité et espérance.
Chers concitoyens, chères concitoyennes,
Mediapart m’a nommée présidente d’un jour. Présidente le temps d’un discours même, celui-ci. Qu’est-ce que j’aurais à vous dire si je devais présenter mes vœux ce 31 décembre 2023 devant tous les Français et les Françaises ?
Le costume est trop grand, d’ailleurs je n’en ai pas mis. C’est vertigineux, presque autant que notre époque. Alors c’est d’elle que je vais vous parler. Et du vertige qu’elle me donne. (...)
L’année qui s’achève ressemble à une longue nuit interminable. Mais de l’obscurité, vous avez fait jaillir des éclats. Des nuits debout à demander des jours de repos. Toutes les générations, 64 je crois, sont descendues dans la rue pour réclamer un droit au temps libre, et à finir sa vie dignement. Elles se sont levées contre la capture de nos corps et de notre temps par la mégamachine. Contre l’idée, furieuse, d’en faire des chiffres et des choses, malléables, que l’on exploite comme on exploite la terre.
Certaines terres, justement, ont été reprises. Des mégabassines ont été démontées. Des routes qui nous menaient trop vite vers nulle part ont été entravées. Des industries qui mangeaient notre terre ont su être désarmées. Face à la honteuse direction du monde, il y a eu de petits refus de coopérer et de grandes démissions.
Nous ne sommes pas victimes de coups du sort ou de notre incurie. Le dérèglement climatique et l’effondrement de la vie sur terre sont d’origine humaine. En sortir aussi. (...)
« Notre maison brûle » depuis cinq décennies déjà. (...)
Trois mille enfants dorment toujours dans la rue, les Restos du Cœur ont dû faire appel au vôtre, le seul restaurant avec 30 millions de repas en plus qui menace de fermer. « Ça craque de partout », disent les associations qui distribuent de quoi manger, aux femmes, aux enfants, et maintenant aux étudiants (...)
Heureusement, ça craque aussi dans le mur de l’impunité, dont les fondations tremblent. Les femmes ont parlé, sont entrées avec fracas dans le silence et lui ont dit de se taire, à son tour cette fois. C’est fini, ça n’existe plus les monstres sacrés, votre monde qui nie le nôtre est terminé. Vous allez devoir composer avec nous maintenant. Enchantée…
En 2023, plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée, c’est 50 % de plus que l’année dernière. Chers concitoyens, chères concitoyennes, notre digne humanité prend la tasse. En regardant ailleurs pendant que les corps se noient, nous échouons au plus élémentaire test moral : celui de reconnaître un frère, une sœur.
Et cet échec, on l’a entériné dans la loi. Nous avons rendu la vie presque impossible à ceux qui fuyaient pour la sauver. Parce qu’« il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre », comme le dit La Cimade, il nous faudra refuser cette direction raccourcie du repli sur soi et de l’obéissance aux fantasmes haineux. (...)
Parce que cette année restera à jamais celle où il y a eu le 7 octobre. Les otages et les images de leurs proches qui arrivaient sur nos écrans, leurs regards et leurs visages que la douleur et la peur avaient dévorés.
Il y a eu le 7 et puis le 8, le 9, le 10, les bombes, les cris, puis l’absence de cris. L’absence de pleurs est pire que les pleurs, la destruction faisait trop de bruit pour qui voulait faire semblant de ne pas l’entendre.
Même à des milliers de kilomètres, même plongés dans le noir, même sans réseaux de communication, même pour ceux qui ne voulaient pas en parler, un enfant palestinien meurt toutes les dix minutes à Gaza. Toutes les dix minutes, c’est le temps qui sépare le début de mes vœux de leur fin. Une vie d’enfant gazaoui.
Profitant de nos colères toutes mélangées, le racisme – dont l’antisémitisme et l’islamophobie sont des visages – s’est par ailleurs engouffré dans la brèche. Il s’est invité jusque dans nos rues, sur nos murs, le pas des portes de nos voisins. Si bien qu’en 2023, on a dû marcher à nouveau pour rappeler cette évidence : aucune vie ne vaut plus qu’une autre. (...)
En ne faisant pas de ces vœux une sinistre liste à la Prévert, combien de souffrances vais-je oublier ? Sans doute celle qui vous semble inoubliable, peut-être la vôtre ? Plutôt, laissez-moi vous dire cela.
Il y a dix ans, à ma place, Ariane Mnouchkine commençait ainsi ses vœux : « Je vous souhaite d’être heureux. » À mon tour, je vous souhaite d’être heureux. Je vous souhaite d’être heureux, mais en a-t-on encore le droit ? Dix ans après, en 2023, est-ce bien acceptable, est-ce bien correct de vous souhaiter d’être heureux ?
Une fille de mon âge, pour peu qu’elle soit née à Gaza, au Congo, au Yémen, ne pourrait s’autoriser une pensée aussi large qu’une année, quand une simple nuit n’est pas certaine d’advenir. Alors n’est-il pas trop injuste d’être joyeux ? Sans se laisser rattraper par la coupable crainte que nos rires deviennent indécents, notre joie insultante, nos rires, un privilège ?
Et puis, si c’était finalement une résistance moins lâche qu’elle n’en a l’air ? Je pense cette année aux dignes danses des Iraniennes, aux derniers concerts dans les bunkers d’Ukraine, aux poèmes écrits sous les bombes, à l’hommage tout en pas de deux du mari d’Agnès Lassalle, la professeure assassinée dans sa classe, aux dessins gravés sur les murs des camps comme ceux des prisons, aux rires qui désarment les puissants.
Alors, j’ose vous souhaiter d’être heureux. (...)
Je vous souhaite surtout du panache, de l’impertinence et de la dignité. Je vous souhaite de ne pas être d’accord, de rencontrer ceux qui ne sont pas d’accord avec vous, d’y passer du temps, du vrai, en dehors des écrans. Je vous souhaite de vous réconcilier avec les âmes grises, je vous souhaite de vous oublier un peu, d’avoir l’irrésistible envie de penser plus grand que soi, de ne pas prévoir l’avenir mais de le rendre possible. (...)
Aussi, je vous souhaite de rester intranquilles. (...)
À tout instant, si mes lois deviennent injustes ou mettent en danger les conditions de vie sur terre, je vous conjure de leur désobéir. Comme le dit le philosophe Claude Lefort, la démocratie fait du pouvoir « un lieu vide », ce qui signifie qu’il est inappropriable et qu’il doit donc sans cesse être remis en jeu, être sans cesse exposé au conflit et à la contestation démocratique. (...)
Et surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre presque « au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée, disait encore à ma place Ariane Mnouchkine il y a dix ans, et qu’ils en seront non les rouages muets mais, au contraire, les inévitables auteurs ».
Je vous souhaite donc, pour cette année à venir, d’oser étonner la catastrophe. Nous pourrions être surpris. Et si l’on échoue, l’année suivante se souviendra que nous avons fait ce qui était juste. Et puis si ça ne passe pas, 49-3 ! (...)