
Mediapart donne la parole à des personnes qui travaillent dans des établissements pénitentiaires en surchauffe. Elles s’expriment sans détour, et tirent le signal d’alarme : si rien n’est fait rapidement, la catastrophe est proche.
Michel Deléan
C’est un affreux record qui est battu chaque mois : les prisons françaises n’ont jamais été aussi surpeuplées. Selon les derniers chiffres publiés par le ministère de la justice, 83 681 personnes étaient emprisonnées au 1er mai, pour seulement 62 570 places disponibles, et l’on comptait 5 234 matelas au sol. En moyenne, le taux de densité carcérale est de 133,7 % au niveau national, avec des pointes à plus de 200 % dans vingt-trois établissements. (...)
Personnels de la pénitentiaire, professionnel·les de la justice, associations, détenu·es et familles n’en peuvent plus de dénoncer les conditions indignes qui règnent dans les établissements, et craignent réellement un été à haut risque. Les rodomontades et annonces chocs des responsables politiques, qui réclament plus de sévérité et de nouvelles lois ultrarépressives à chaque fait divers, n’augurent rien de bon, au contraire. (...)
Jean-Laurent Bracq, visiteur de prison : « La violence naît de la promiscuité »
Je suis visiteur et écrivain public en prison depuis 2010, essentiellement à Grasse et à Nice, dans les Alpes-Maritimes. Grasse est l’un des établissements les moins surpeuplés de la région. Il y a une relative bonne ambiance, la direction est sévère mais pense aussi à la réinsertion, et il y a moins de violence qu’ailleurs. Nice est très différente. C’est une prison ancienne, dans un état de délabrement extraordinaire, et la violence est beaucoup plus prégnante. (...)
Depuis quinze ans, il y a une évolution négative des conditions de détention. La surpopulation, c’est le mal absolu dans la prison, pour les détenus comme pour les surveillants. Concrètement, ça veut dire de la promiscuité, moins de temps de promenade, moins d’activités. Or les activités, c’est essentiel en prison. On a une population qui ne connaît pas toujours les règles, et ces personnes-là peuvent les apprendre avec des activités ludiques ou éducatives, et avoir des idées de réinsertion. Au vu de ses déclarations pour interdire les activités ludiques en prison, Gérald Darmanin a complètement oublié l’idée de réinsertion. D’ailleurs, beaucoup de personnes détenues voudraient travailler, mais ce n’est pas toujours possible.
À Nice, les locaux sont extrêmement dégradés. Le plus choquant, c’est l’état des douches : des murs noirs de crasse et d’humidité, et des détritus sur le sol. (...)
Je fais aussi des visites au quartier d’isolement. Des détenus me montrent leurs scarifications. Ils ont écrit dix fois pour demander quelque chose, et ils n’ont pas de réponse de l’administration, alors ils se font du mal. Le personnel n’est pas assez nombreux et ne peut pas répondre à tout. Il y aussi de gros problèmes psychiatriques, des schizophrènes sont placés à l’isolement. (...)
On est face à des gens qu’on essaye de raccrocher à la vie, et qui ne savent pas comment s’en sortir. Quand on arrive à discuter et à être utile, c’est gratifiant.
Christophe*, cadre de l’administration pénitentiaire : « Nos personnels sont en train de lâcher prise »
On ne s’est jamais trouvés dans une situation aussi complexe, entre le retard accumulé dans nos capacités d’accueil et le manque d’effectifs qui n’a jamais été aussi fort. (...)
Dans toutes les régions, il y a un absentéisme très fort, que ce soit des arrêts maladie ou des absences injustifiées. Il y a un mal-être général dans la profession, après des années de difficultés de recrutement. Aujourd’hui, il doit manquer 4 500 à 5 000 postes de surveillants. Il y a aussi un problème sur le sens du métier. (...)
Les conséquences concrètes de ce manque d’effectifs combiné à la surpopulation carcérale se font sentir durement. Sur un étage lambda, au lieu de gérer trente détenus, on en aura soixante. Et s’il manque du personnel, il faudra surveiller deux ailes, c’est-à-dire cent vingt détenus. Ça entretient aussi l’absentéisme, comme à l’hôpital. Du coup on est obligés de rappeler des gens sur leurs jours de repos, et ça crée de la fatigue physique et nerveuse. Comme l’organigramme est calculé sur la topographie, que ce soient les déplacements au parloir, les cours, l’infirmerie ou les activités, certaines choses sont mal faites ou pas faites du tout. Les promenades quotidiennes sont préservées, les parloirs sont maintenus, mais tout devient compliqué, et le détenu pourra arriver en retard.
Il est clair que le chiffre des violences est très haut depuis plusieurs années. L’administration a mis en place une mission avec un plan de lutte contre les violences depuis plusieurs années, mais elles ne diminuent pas. Les prisons reflètent l’état global de la société, qui connaît des violences contre les enseignants ou les pompiers, par exemple. Et la situation carcérale augmente les risques. Un type à qui on dit qu’il va dormir par terre sur un matelas, ça peut vite partir au clash... (...)
Aujourd’hui, les quartiers disciplinaires ressemblent à des hôpitaux psychiatriques, mais sans les moyens adéquats. C’est une vraie difficulté. (...)
La surpopulation carcérale a un effet démultiplicateur des problèmes quotidiens. C’est un peu Tetris : on passe son temps à essayer de déplacer les détenus pour que ça se passe bien. Et c’est un casse-tête. Même séparer les fumeurs et les non-fumeurs devient difficile, quand il y a trois détenus dans 9 mètres carrés. Tout ça avec des gens qui ne veulent pas être enfermés, et des surveillants qui ne veulent pas forcément l’être non plus...
Les surveillants sont des héros du quotidien. Ils ont un vrai savoir-faire pour dénouer les conflits. Et leurs syndicats ont évolué de façon positive sur le sens du métier et la surpopulation. On n’est plus à l’époque des dictons du type « tout pour les voyous ! ». Ils ont compris que si on améliore les conditions de détention, on améliore les conditions de travail. (...)
La surpopulation carcérale a un effet démultiplicateur des problèmes quotidiens. C’est un peu Tetris : on passe son temps à essayer de déplacer les détenus pour que ça se passe bien. Et c’est un casse-tête. Même séparer les fumeurs et les non-fumeurs devient difficile, quand il y a trois détenus dans 9 mètres carrés. Tout ça avec des gens qui ne veulent pas être enfermés, et des surveillants qui ne veulent pas forcément l’être non plus...
Les surveillants sont des héros du quotidien. Ils ont un vrai savoir-faire pour dénouer les conflits. Et leurs syndicats ont évolué de façon positive sur le sens du métier et la surpopulation. On n’est plus à l’époque des dictons du type « tout pour les voyous ! ». Ils ont compris que si on améliore les conditions de détention, on améliore les conditions de travail.
Ce qu’il y a de plus choquant, c’est le suicide qu’on n’a pas vu venir parce qu’on a trop de gens à prendre en charge. Et les faits de violence spectaculaires, comme ce jeune de 21 ans tué par son codétenu à Bois-d’Arcy début mai. (...)
Les nouvelles prisons de haute sécurité ne pourront rien changer tant qu’on n’aura pas réglé le problème de la surpopulation. Or tout cela a un coût : 120 euros par jour et par détenu en prison, contre 15 euros sous surveillance électronique. Quand on construit un établissement, une place revient à 150 000 euros. Ça devient un business.
On ne peut plus remplir notre mission de prévention de la récidive. Un type qui ressort de prison au bout de six mois est abîmé. La prison n’est pas nécessairement l’école du crime, mais dans la mesure où on remplit mal notre mission, on ne sort pas les gens de la délinquance. En fait, on demande à la prison de réussir là où tout a échoué : famille, éducation, travail… On devrait pouvoir casser les logiques de délinquance, mais les conditions ne sont pas propices. (...)
Amélie *, conseillère d’insertion et de probation : « Le problème, c’est que nos réussites sont invisibles »
Je travaille comme conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation dans un centre de détention des Hauts-de-France, qui est en principe réservé aux personnes condamnées à plus de deux ans ferme. Une bonne partie d’entre elles l’ont été pour des infractions à caractère sexuel. On a 550 détenus pour 600 places, le nombre de places occupées est limité par la loi, on ne peut pas avoir de dépassement. Mais si on ne connaît pas la surpopulation qui touche d’autres établissements, on est confrontés à d’autres problématiques.
Le premier problème concerne les ressources humaines. On devrait être neuf conseillers, mais on est seulement huit, dont deux temps partiels. Or il y a une grande exigence au niveau des écrits dans notre métier. Rédiger le rapport d’évaluation d’une personne détenue prend une demi-journée, voire une journée si c’est un gros profil. Et nous en sommes actuellement à soixante-dix à quatre-vingts personnes suivies par conseiller, alors que ça devrait être soixante selon les textes. (...)
Notre principal problème, c’est le suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels. Une fois remis en liberté, ils ont l’obligation d’avoir un hébergement, or on ne parvient pas à en trouver, ou alors très difficilement, faute de structures suffisantes. Les services d’accueil sont saturés dans le Nord et le Pas-de-Calais, et les autres départements refusent nos détenus libérés. Du coup, le juge prolonge parfois la détention alors que la peine est purgée, en considérant qu’il y a une révocation du suivi socio-judiciaire. Il prend une ordonnance d’incarcération provisoire. J’ai déjà vu une détention prolongée de cinq ou six mois pour cette raison. La personne suivie, elle, ne comprend pas. Et celle qui a des problèmes psychiatriques va me considérer comme son ennemie. (...)
Dans mon centre de détention, depuis un an on n’a plus de psychologue pour participer au parcours d’évaluation des peines des personnes détenues. Le poste est ouvert, mais non pourvu. Du coup, on n’arrive plus à travailler en interdisciplinarité. Il y a bien une unité sanitaire, mais psychiatres et psychologues se réfugient derrière le secret médical et refusent de nous fournir des attestations pour les personnes suivies.
Beaucoup de gens pensent, à tort, que nous sommes des assistantes sociales. Or on travaille par rapport aux faits, sur l’aspect criminologique, mais on n’est pas formés pour la réinsertion et le volet social. Il y a un fossé entre notre travail et nos missions. Il y a une seule assistante sociale pour près de six cents détenus, c’est irréaliste. (...)
Les meilleures associations d’accueil peuvent même se permettre de choisir les profils des personnes. En moyenne, je dirais que 10 à 20 % de mes sortants ont des difficultés d’hébergement.
Un autre problème, c’est qu’on devient une voie de dégagement des maisons d’arrêt en grande difficulté : on récupère des courtes peines sans être outillés pour. Nos procédures sont lourdes, elles sont adaptées aux longues peines. Quand on récupère un petit trafiquant de stups, on a du mal à s’en occuper. On a trop de boulot, on doit prioriser. On récupère aussi des schizophrènes pour lesquels on n’est pas formés. Pour qu’ils bénéficient d’un suivi psychiatrique, il y a un délai de six mois à un an ! (...)
Laure*, surveillante pénitentiaire : « On a de plus en plus de profils drogue et psychiatrie »
Je fais ce métier depuis une quinzaine d’années. Je travaille actuellement dans une maison d’arrêt en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur-Corse. Depuis quelques années, il y a une évolution marquante. On a de plus en plus de profils « drogue », c’est-à-dire à la fois consommateurs et revendeurs. Ça a beaucoup de conséquences, parce que le manque provoque une agressivité particulière chez les détenus. On a aussi de plus en plus de profils psychiatriques, pour lesquels on n’est pas assez formés. Ce sont des personnes qui peuvent être très dangereuses et très imprévisibles. (...)
il y a aussi des stupéfiants qui rentrent dans l’établissement, notamment avec des drones. C’est assez récent. Les drones sont très bien guidés, à l’aide d’une caméra et du clignotement de la lumière de la cellule qui est fait par le détenu. Une fois livré, le paquet de stupéfiants est dispatché dans la prison. (...)
On ne peut pas dire que l’administration ferme les yeux là-dessus. Avant, il n’y avait que de la résine de cannabis en prison. Mais maintenant, il y a de la cocaïne, avec des montées et des descentes chez les consommateurs. C’est plus dangereux. Nous, les surveillants, on n’a que nos sifflets et des vieux talkies-walkies qui ne fonctionnent plus très bien. (...)
Notre établissement n’est pas une passoire. On fait notre travail du mieux qu’on peut. On essaye de s’occuper des personnes détenues et de les occuper, on est des professionnels. On est le premier maillon de la chaîne, en première ligne pour les malaises, les problèmes de santé, et pour essayer de les amener vers le scolaire, les activités, ou les conseillers d’insertion. Mais on manque de personnel et de moyens. On a un gros problème de recrutement, le métier est peu attrayant. (...)
Après la drogue et les téléphones portables, les drones livreront peut-être des armes dans les cellules… Les établissements sont de plus en plus vétustes. On en est à un stade où les ampoules défectueuses ne sont pas remplacées pour nos rondes de nuit, alors qu’on investit dans des caméras, et qu’on n’aura personne à mettre derrière les écrans de contrôle. La suite, c’est quoi ? On va se contenter d’« îloter » en détention, surveiller soixante-dix détenus au lieu de trente-cinq ? Comment on fera pour les amener aux rendez-vous fixés, les parloirs, les promenades ? On peut prendre le problème par n’importe quel bout, rien ne remplace l’humain.