
L’activiste et travailleur social ivoirien Mamadou Kouassi arrivé en Italie il y a plus de quinze ans, a été l’un des migrants qui a inspiré l’histoire du film "Moi, Capitaine" du réalisateur Italien Matteo Garrone. Le long-métrage retrace le parcours de deux adolescents, Seydou et Moussa, qui quittent Dakar en quête d’un destin fabuleux en Europe. Entretien.
(...) Le film concourait dans la catégorie "Meilleur film international" pour les Oscars 2024. La statuette fut finalement remportée par "La zone d’intérêt" de Jonathan Glazer. (...)
C’était important de faire tout cela pour que le film replace la question des réfugiés au sein du débat public. C’est une lutte de tous les instants. (...)
Vous êtes né en Côte d’Ivoire, dans un village. Comment viviez-vous avant de décider de partir du pays ?
Mon parcours de vie démarre à Damé, dans l’est du pays, pas loin de la frontière avec le Ghana. J’ai grandi avec beaucoup d’Ivoiriens mais aussi beaucoup de Ghanéens car nous étions à côté de la frontière.
Je jouais au football durant ma jeunesse, mais j’allais aussi à l’école et j’aidais mes parents qui travaillaient la terre car on était pauvres. Mon père travaillait sur les plantations de café et de cacao, c’était dur, mais on devait le faire pour aider la famille. Avec mon cousin Emmanuel, au fur et à mesure que l’on grandissait, on commençait à parler de quitter le pays, de partir ailleurs, un peu à l’aventure.
On rêvait d’Europe, de jouer au football et devenir professionnels et d’aider nos familles. On était des jeunes qui rêvions d’une vie meilleure, on voulait atteindre l’Europe coûte que coûte. (...)
Autour de nous, on nous a aussi poussés à partir. On avait aucune notion du danger ou de ce qui pouvait nous arriver sur ce trajet jusqu’en Europe. (...)
En Libye, c’est tragique, on touche le fond. On voit la mort de près, on voit des gens mourir chaque jour, c’est l’enfer sur terre. On croise des brigands qui nous attaquent, qui violent des femmes, qui vous forcent à boire des choses pour vomir ou avoir la diarrhée pour voir si vous n’avez rien caché dans votre anus. C’est un vrai calvaire. Si on refuse, on nous tire dessus.
À mi-parcours, j’ai été séparé de mon cousin. J’ai été mis en prison, et je n’avais plus de nouvelles d’Emmanuel. J’étais au fond du trou, désespéré. Je voyais mes rêves s’écrouler. Je voyais des gens se faire torturer en prison, on me disait que si je trouvais de l’argent je pouvais partir, mais je n’avais aucun moyen de contacter ma famille.
Puis un jour, une personne un peu plus âgée que moi qui était là depuis plus longtemps que moi m’a dit : "Il y a des gens qui viennent et peuvent t’acheter pour travailler pour eux". On nous traitait comme des esclaves, c’était fou. J’étais désespéré, je n’arrêtais pas de penser à mon cousin, je voulais savoir s’il était toujours en vie.
Un matin, cette personne un peu plus âgée a dit aux gardes que je pouvais aller travailler et faire de la maçonnerie avec lui, que j’avais du talent. Il m’a sauvé la vie.
Après huit mois, je suis allé travailler sur des chantiers. Je voulais gagner de l’argent pour fuir, pour survivre, pour aussi tenter de retrouver mon cousin.
Avez-vous retrouvé votre cousin ? Et comment avez-vous quitté la Libye ?
Oui, je l’ai retrouvé un an et demi après notre arrivée en Libye. C’était un soulagement énorme, une grande joie. J’ai retrouvé l’espoir. On a bossé ensemble sur des chantiers à Tripoli. J’ai passé trois ans en Libye et j’ai été mis en prison quatre fois.
À chaque fois, on doit payer une caution, qui coute 300, 400 dollars. On économise pour partir, mais on se fait prendre notre argent quasiment en permanence.
Pendant trois ans, je me sentais persécuté, car on me traitait comme un animal.
On a commencé à contacter des passeurs, et on avait peur de l’eau, de la mer, et de mourir noyé en Méditerranée. Je ne savais pas nager. (...)
Un jour de novembre 2008, j’ai pris place dans une embarcation et c’était un très jeune migrant qui était à la barre. On était tous terrifié, mais les passeurs nous ont forcés à monter dans le bateau. C’était une embarcation très basique, un espèce de zodiaque. C’était très instable. Après deux jours de navigation, on sentait la mer devenir très agitée, et l’embarcation s’est fendue en deux. Des gens sont morts, mais avec d’autres, on a réussi à rester accrochés à des morceaux de l’embarcation. Des pêcheurs ont signalé notre détresse, et ont contacté les autorités à Lampedusa. Après trois heures dans l’eau, on a été secourus par des membres d’ONG et les autorités italiennes. (...)
A Lampedusa on a été pris en charge par les autorités, et j’y ai passé deux jours avant d’être transféré à Rome. J’ai eu une carte téléphonique à Lampedusa et j’ai appelé ma famille pour leur dire que j’étais vivant. Ça a été un énorme soulagement.
A Rome, cela a été très difficile de trouver un travail, et il a fallu aussi apprendre la langue. J’ai un peu bougé dans le pays, j’ai même pensé à aller en France, mais j’ai décidé de rester en Italie malgré plusieurs menaces d’expulsions du pays. Ce n’était pas évident de régulariser ma situation, car les procédures sont longues et difficiles.
Après Rome, je suis aussi allé à Naples, je me suis installé à Caserte. J’ai travaillé comme ouvrier, puis comme traducteur pour aider d’autres migrants. Je suis maintenant médiateur et travailleur social, engagé pour parler de la cause des migrants et aider à l’amélioration des droits des migrants et l’aide aux réfugiés. (...)
le plus important, c’est que le film parle d’un sujet qui est trop souvent mis de côté. Les réfugiés sont des êtres humains. Des êtres qui doivent être aidés, soutenus, et non pas critiqués et jugés. Les politiques migratoires gouvernementales sont de plus en plus difficiles, on jette la pierre aux migrants, on les critique, on les rend responsables de tous les maux. C’est inhumain, c’est injuste, c’est raciste.
Depuis la sortie du film, on pousse pour qu’il soit utilisé comme outil pédagogique dans les écoles en Italie. (...)
Ça, c’est le plus important à mon avis : il faut parler de ce sujet aux jeunes, montrer que l’entraide entre les humains est essentielle, et ne pas diaboliser les migrants.