
Sismique est un podcast d’enquête sur les enjeux d’un monde en pleine mutation : crise écologique, accélération technologique, bouleversements géopolitiques, culturels et économiques. Nous publions avec l’autorisation de son créateur, Julien Devaureix, l’interview d’un des plus grands intellectuels du XXIème siècle : Noam Chomsky, « pour comprendre ce que demain nous prépare... et s’y préparer ».
Julien Devaureix : Une grande question pour commencer est : comment définiriez-vous notre époque ? Considérez-vous que nous vivons à un moment spécial de l’Histoire et si oui, en quoi est-il si spécial ?
Noam Chomsky : Les humains ont été sur la planète depuis quelques centaines de milliers d’années, ont fait face à de nombreux défis, en ont surmonté certains et ont échoué face à d’autres. Le moment que nous vivons est unique. C’est la première fois dans l’Histoire de l’humanité, et ce sera aussi la dernière, que nous devons répondre à la question : l’expérience humaine va-t-elle perdurer ou sera-t-elle confrontée à une fin peu glorieuse ? C’est la question de notre époque. Nous sommes à ce moment de l’histoire où nous devons décider si la vie humaine organisée sur Terre peut continuer. Et on ne parle pas de l’avenir lointain, on parle de l’avenir proche.
Les décisions que nous prenons maintenant vont être déterminantes. Il y a plusieurs questions, si évidentes qu’il me semble presque inutile d’avoir à les répéter, et qui devraient être au centre de l’attention de tout le monde. L’une est l’avertissement qui nous est maintenant donné régulièrement par le GIEC : nous devons dès maintenant arrêter l’utilisation des combustibles fossiles, sans délai, les réduire d’un certain pourcentage chaque année, pour que d’ici à quelques décennies, nous les ayons complètement supprimés. Si nous ne le faisons pas, nous serons essentiellement condamnés.
Une autre est la menace croissante d’une guerre nucléaire qui, globalement, anéantirait tout. Il resterait bien quelques survivants, mais les plus chanceux seraient ceux qui mourraient rapidement. Voilà ce à quoi nous sommes maintenant confrontés.
La troisième est l’effondrement et le déclin d’un champ du discours rationnel, parfois appelée une « infodémie » : on ne peut plus parler rationnellement des choses, il faut crier et hurler sans arrêt.
Cela en fait partie parce que si nous ne pouvons pas aborder ces questions de manière rationnelle, sérieusement, nous n’avons aucun espoir de nous en sortir. Donc je pense que ce sont les trois caractéristiques déterminantes de notre époque. Et c’est très grave.
Julien Devaureix : Quelles sont, selon vous, les plus importantes structures et les dynamiques qui définissent cette situation compliquée de la trajectoire humaine à notre époque ? Et pensez-vous qu’elles sont communes à toutes les sociétés ?
Noam Chomsky : Les plus importantes structures, on les trouve bien sûr dans les sociétés les plus riches. Ce sont elles, qu’on le veuille ou non, qui déterminent ce que sera l’avenir. Les gens en Afrique peuvent certes faire des choses, mais ils n’ont pas l’influence qu’ont les gens aux États-Unis, en France, en Allemagne ou en Russie.
Ce sont eux qui vont déterminer ce qu’il sera, en raison de leur pouvoir. Ce sont tous fondamentalement des États et des puissances capitalistes, y compris la Russie. Des institutions capitalistes, avec une intervention lourde de l’État, principalement pour le bénéfice des propriétaires et des maîtres dominants. (...)
les grandes multinationales. D’énormes institutions financières qui agissent avec des méthodes très semblables à celles des maîtres de l’époque d’Adam Smith. Elles contrôlent en grande partie le pouvoir de l’État. Elles s’assurent qu’il serve leurs intérêts, quelle que soit la gravité des conséquences pour les autres.
Aux Etats-Unis, le parti républicain, qui est le principal soutien des pouvoirs privés (les démocrates aussi, mais dans une moindre mesure), s’attaque désormais aux entreprises qui essayent de prendre en compte le changement climatique dans leurs investissements. Ils veulent promulguer des lois pour empêcher les entreprises de prendre en compte les effets sur le climat, parce qu’il faut donner la liberté au business de tout détruire.
Ils appellent ça le libertarianisme. On doit laisser libres les maîtres, les propriétaires, ceux qui amassent l’essentiel du capital. Ils doivent être libres de détruire le monde aussi vite qu’ils le veulent. Les institutions fondamentales sont suicidaires. Le capitalisme est un arrêt de mort, c’est évident. (...)
Nous avons une responsabilité que les gens dans d’autres pays n’ont pas. A cause de notre liberté et notre pouvoir. C’est là que réside le pouvoir et heureusement pour nous, suffisamment de luttes ont été gagnées depuis des siècles pour que nous puissions disposer d’un degré considérable de liberté. Utilisons-la !
Une chose qui peut être faite est de percer et de faire tomber les voiles épais de la propagande. Parlez-en, discutez-en rationnellement, réfléchissez-y… La seconde chose que l’on peut faire, c’est d’organiser les gens pour commencer à agir. La troisième chose est de mener des actions.
Oui, il y a de l’opposition, mais il y a des progrès. Ce sont des moyens qui fonctionnent, qui sont disponibles, qui sont à notre portée. La seule chose qui manque c’est la volonté. La volonté d’utiliser la liberté dont nous disposons, les opportunités qui s’offrent à nous pour nous faire avancer vers un monde bien meilleur.
Mais vous devez faire quelque chose pour ça. Vous ne pouvez pas simplement rentrer chez vous et jouer à des jeux sur les réseaux sociaux, ou aller au cinéma ou autre : vous devez faire quelque chose. Vous pouvez. C’est possible. Des gens l’ont fait, en prenant souvent de grands risques, et ont changé le monde. Les autres peuvent rester là, à regarder pendant que le monde part en flammes.
Et c’est ce qui se passe ! Nous sommes maintenant à un tournant dans l’Histoire de l’humanité, où soit on se décidera à passer à l’acte, soit c’en sera fini de nous. C’est aussi simple que ça.
Julien Devaureix : J’ai une dernière question : quel est le sens de la vie, selon vous ?
Noam Chomsky : Très simple. Le sens de la vie, c’est à chacun d’entre nous de le déterminer. Nous avons reçu le don de la Vie pour une courte période sur Terre, à nous de décider ce que nous en faisons. Nous pouvons décider de nous conformer au pouvoir, d’obéir. Un autre choix est de dire : « Non je vais être l’équivalent d’un dissident russe, je vais rejeter la propagande, je vais condamner les crimes de l’État, je vais faire quelque chose contre ça. »
Nous voulons être des lâches ? Ok, c’est gratuit et facile. Vous voulez essayer de construire un monde meilleur ? Vous pouvez le faire. Problèmes, difficultés, condamnations, haine… mais vous êtes libre de le faire. C’est nous qui décidons du sens de la vie ! »