
Historien spécialiste de la Shoah et des génocides du XXe siècle, professeur à l’université Brown aux États-Unis, Omer Bartov a servi pendant quatre ans dans l’armée israélienne durant sa jeunesse. Lors de la guerre du Kippour en 1973, mais aussi lors d’affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï ou à Gaza, où il a terminé son service en tant que commandant d’une compagnie d’infanterie. L’expérience l’a profondément marqué et continue de nourrir, des années plus tard, ses travaux et son regard sur la société israélienne.
À l’occasion de sa venue au Collège de France à Paris, pour participer à un colloque sur le génocide organisé par l’historien Henry Laurens et la juriste Samantha Besson (titulaires respectivement de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe et de celle du droit international des institutions), Mediapart a convié ce dernier au côté de la professeure de droit public à l’université Paris-Sud Rafaëlle Maison, pour un entretien croisé.
À partir de leur disciplines respectives, les deux spécialistes décrivent leur cheminement depuis le 7-Octobre face aux crimes internationaux commis à Gaza, qui ne seraient pas advenus « sans le soutien américain ». Ils invitent à défendre le droit « pour ne pas retomber dans un monde où seule la force prime ».
(...) Omer Bartov : Je suis profondément bouleversé par l’incapacité actuelle de la société israélienne – à quelques exceptions notables et courageuses près – à reconnaître l’ampleur des crimes commis en son nom et par son propre peuple.
Lorsque j’essaie de comprendre les causes de cette aggravation des émotions, de cette indifférence à la souffrance d’autrui, de cette vindicte des discours et des actes, je ne peux que conclure que tout cela est le résultat d’une occupation prolongée et de la déshumanisation de millions de Palestiniens, qui ne sont plus perçus par la plupart des Israéliens comme méritant des droits. (...)
À cela s’ajoute la colère suscitée par l’horrible massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, en raison non seulement de son ampleur mais aussi du choc provoqué par le fait que des Palestiniens aient pu organiser une telle opération.
Je pense qu’il faudra des générations à Israël pour reconnaître qu’un génocide a été commis à Gaza, et redevenir une société normale. Mais je pense aussi que le pays ne pourra plus invoquer l’Holocauste pour justifier sa violence. Il n’a plus ce crédit.
Rafaëlle Maison : En tant que juriste, je constate avec la Cour internationale de justice (CIJ) et d’autres sources onusiennes les violations graves par l’État d’obligations fondamentales du droit international : interdiction de l’annexion, interdiction de l’apartheid, violation du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, interdiction de la torture et génocide.
J’ai aussi l’impression d’un génocide commis avec un zèle manifeste, comme en témoignent les tweets des soldats, la délectation de certains ministres et l’épisode du viol collectif de Sde Teiman, qui, au regard des informations dont nous disposons, n’est pas du tout isolé.
Cela signifie que le pouvoir israélien a choisi de laisser libre cours à une violence qui paraît jubilatoire. C’est ce pouvoir politique et militaire qui est, d’abord, responsable de n’avoir pas fait respecter les règles fondamentales du temps d’occupation.
Des conséquences doivent évidemment en être tirées, mais la responsabilité des États-Unis et d’autres États, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, ne doit pas non plus être éludée. Car soyons clairs : sans le soutien américain, il n’y aurait pas de génocide à Gaza. (...)
Omer Bartov : (...) S’agissant de tribunaux internationaux, dont l’organe d’exécution est le Conseil de sécurité de l’ONU, c’est toujours une question politique. Néanmoins, la décision des tribunaux a un poids moral et juridique considérable. Que Macron la rejette sur les historiens est une échappatoire.
En tant que dirigeant d’une puissante nation occidentale, il a le pouvoir d’influencer le cours des événements, par ses déclarations publiques ou par l’utilisation de leviers de pouvoir tels que les sanctions économiques et militaires, ainsi que par son soutien aux tribunaux internationaux. (...)
Rafaëlle Maison : La déclaration d’Emmanuel Macron est juridiquement inexacte et politiquement problématique. Ainsi, rien ne pourrait être dit ou fait avant que les historiens ne se prononcent, « le moment venu »… C’est-à-dire éventuellement lorsque le groupe ciblé par le génocide aura été exterminé ? Nous avons un texte de droit très important, la Convention de 1948, qui n’est pas une convention de commémoration. Elle vise à punir mais aussi à prévenir les génocides.
Dès que les États ont connaissance d’un risque sérieux, ils doivent « mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide », a affirmé la CIJ dans un arrêt de 2007.
Ici, les États ne peuvent prétendre méconnaître le risque sérieux de génocide à Gaza, puisqu’il a été énoncé à quatre reprises avant l’été 2024 par la même CIJ, qui est l’organe judiciaire principal des Nations unies. Le président de l’État français a des responsabilités internationales majeures : il doit employer ce mot, et cherche probablement à faire oublier ces ordonnances et les obligations qui pèsent sur la France. (...)
Grâce à l’Afrique du Sud, les ordonnances de la CIJ ont bouleversé, à partir de la fin janvier 2024, la représentation de la situation. Mais elles ont été totalement « invisibilisées » en France, et continuent de l’être. Ceux qui cherchent à en parler ont été censurés.
Les défenseurs des Palestiniens continuent de faire l’objet de poursuites, et des associations sont sur le point d’être dissoutes. Les tentatives de museler l’expression continuent avec la proposition sur la « lutte contre l’antisémitisme à l’université », qui créé un régime disciplinaire spécifique et est susceptible d’assimiler critique de l’État d’Israël et antisémitisme. Il faut combattre cette loi et, malheureusement, seuls les élus de La France insoumise s’y sont opposés en commission mixte paritaire. (...)
Le droit international devrait s’imposer comme boussole et pourtant, il paraît à l’agonie. Peut-on encore croire en lui ?
Omer Bartov : Nous le devons, car sinon nous retombons dans un monde où seule la force prime. Même si la justice internationale ne peut produire les résultats escomptés, ou si son organe d’application est paralysé par des États disposant d’un droit de veto, ses décisions ont un poids moral et établissent une norme qui nous dicte universellement ce qui est bien et ce qui est mal. Au lieu de l’abandonner, nous devrions tous lutter pour la renforcer.
Rafaëlle Maison : S’agissant de Gaza, la faillite du droit international est surtout provoquée par le veto américain au Conseil de sécurité. C’est aussi le soutien occidental massif à Israël qui perdure, et qui condamne les groupes armés palestiniens comme « terroristes ».
L’Assemblée générale devrait urgemment prendre le relais du Conseil de sécurité pour imposer la fin du siège de Gaza et autoriser une opération qui permette l’emploi de la force pour la délivrance de l’aide humanitaire. C’est aux États d’agir. Où sont donc passées les notions d’intervention, d’humanité et de responsabilité de protéger ? Ne s’appliquent-elles qu’à la convenance des États occidentaux ?