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Patrick Chamoiseau : « Le “système-outremer” génère une invivabilité qui, malgré des convulsions fréquentes, ne cesse de perdurer »
#Martinique #manifestations #repression #colonialisme #capitalisme
Article mis en ligne le 13 octobre 2024
dernière modification le 10 octobre 2024

Les difficultés de la Martinique ne se résument pas à la question de la vie chère, estime l’écrivain dans une tribune au « Monde », à l’occasion des protestations qui secouent l’île. Il dénonce une économie artificielle, orientée vers la France et l’Europe, qui ignore toute opportunité pouvant surgir des Caraïbes ou des Amériques.

Le terme « consumation », emprunté à l’économiste martiniquais Michel Louis, évoque la destruction intérieure d’une société par un modèle économique mondial qui, sans contrainte apparente, souvent dans la consommation, érode ses fondements culturels, politiques et sociaux. Le jeu de sonorités, mêlant « consommation matérielle » et « consumation existentielle », résume l’une des dynamiques capitalistes des sociétés contemporaines. Le « système-outremer » français, dont relève la Martinique, n’échappe pas à cette règle. Il abrite un capitalisme mercantile qui s’ajoute à une matrice coloniale résiduelle que nos décennies de résistance n’ont pas su entamer.

Le système-outremer génère une invivabilité qui, malgré des convulsions fréquentes, ne cesse de perdurer. Ce mélange de capitalisme et de colonialisme se nourrit de lui-même et des correctifs qui lui sont apportés à l’intérieur de sa seule logique. Sa fatalité est intériorisée par tous (...)

Précarités amplifiées
La matrice coloniale résiduelle est toujours là, momifiée dans une prédation néolibérale qui impose une prééminence de l’économie sur l’existence humaine, verrouille les filières juteuses, rétribue des lobbys qui hantent les ministères et les couloirs européens. Elle complète le tableau par une réification du vivant, qui va de l’empoisonnement des sols au grignotage des espaces agricoles.

Sous l’empire de la religion capitaliste, les précarités matérielles, culturelles, intellectuelles, spirituelles, éthiques n’ont fait que s’amplifier. Dans le système-outremer, elles sont exacerbées par la matrice résiduelle coloniale (...)

L’obscurantisme que génère le triomphe capitaliste est visible à l’échelle mondiale. Donald Trump fascine les Américains, le fascisme se réinvente partout, et le colonialisme brutal revient en Kanaky. Dans le système-outremer, cette involution prend des échelles inquiétantes. Le populisme occupe l’espace politique laissé vide par les idéologies. Il infecte ce qui subsiste des partis politiques et de l’activité parlementaire. Les syndicats, à la traîne de mouvements sociaux devenus erratiques, vivotent dans leurs sillages, incapables de les orienter : le monstre-outremer se renforce donc des acquis qu’ils préservent et de ceux qu’ils obtiennent. (...)

Aujourd’hui, plus de 80% des biens consommés dans la Bête-outremer sont importés. Cette dépendance ahurissante crée un lien d’asservissement entre les populations locales, les plates-formes logistiques et les monopoles d’importation exclusive. (...)

Les divertissements massifs apaisent quelque peu nos angoisses mais la pulsion consumériste est déjà convulsive. La production locale est minorée par les importations, mais surtout par un imaginaire alimentaire occidentalisé, pour ne pas dire complètement francisé. Une aliénation du boire et du manger qui renforce la logique de déresponsabilisation. Cette économie artificielle, orientée vers la France et l’Europe, ignore toute opportunité pouvant surgir de notre Caraïbe ou de nos Amériques. Dès lors, nous ne disposons d’aucune maîtrise sur notre sécurité alimentaire (productions, filières agricoles vivrières, proximités, sobriétés) ou sur un devenir échappant au tragique. (...)

Nous accusons le « méchant colonialiste », le « béké ancestral » ou, pis, une incompétence génétique des élus. Ainsi, des acmés de violences alimentent le syndrome dont ils proviennent et qu’ils dénoncent. La rancœur activiste décoloniale, oublieuse du système, ne cherche même plus, dans ses raides certitudes, à deviner un avenir qui le déserterait.

Impuissance politique consentie (...)

Dans mon ouvrage Faire-Pays (Le Teneur, 2023), je suggère un processus de remise en marche politique pour nos peuples-nations sans Etat, victimes de l’absurdité-outremer. (...)

Nous ne sommes pas des provinces françaises. Nous sommes des peuples-nations, avec des équations historiques, culturelles, existentielles et créatives uniques. Ce sont nos ressources pour affronter les flux mondiaux qui affectent tous les peuples. C’est dans un affrontement des défis capitaux que nous devrons assainir nos situations collectives et maîtriser les interdépendances qui nous seront nécessaires. Notre émergence ne peut se réaliser que dans un en commun postcapitaliste, respectueux de la planète et du vivant, organisant d’inédites relations avec la Caraïbe, la France, l’Europe et le monde. (...)