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Mediapart
Poutine, la guerre et le crime
#guerreenUkraine #Poutine
Article mis en ligne le 5 mars 2025

La guerre en Ukraine témoignerait du projet néo-impérial de la Russie. Mais s’agit-il vraiment d’une guerre idéologique ? Ou d’un habillage servant à masquer combien la guerre est le dernier moyen dont dispose le système criminel construit avec et autour de Poutine pour sécuriser son avenir ? Un article paru dans le dernier numéro de la « Revue du crieur ».

Et si nous nous trompions ? Et si un terrible angle mort ne cessait de grandir dans les analyses faites en Occident pour comprendre les raisons de la guerre d’invasion de l’Ukraine, menée depuis le 24 février par le président russe Vladimir Poutine ? Très vite, un consensus s’est imposé chez les spécialistes de la Russie, les experts en politique internationale et les principaux acteurs politiques nord-américains et européens. Les mots sont plus ou moins vifs mais l’analyse ne varie guère.

Pareil consensus mérite d’être souligné : il tranche avec les désaccords radicaux qui ont accompagné tous les conflits de ces 30 dernières années. À l’inverse, la guerre contre l’Ukraine, le plus grand affrontement militaire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, donne lieu à une lecture unique. La Russie renouerait avec un projet impérial visant à reconstituer sous la férule de Moscou l’unité du « monde russe », voire des peuples slaves. Il s’agirait de punir les « Petits-Russes » (nom donné aux Ukrainiens à l’époque tsariste), de briser leur envie d’Europe et d’indépendance et de restaurer, si ce n’est le vieil empire, à tout le moins les sphères d’influence du Kremlin. (...)

Et comme lors des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, le renforcement et l’élargissement de l’Empire permettraient de redessiner l’ordre international global, autre but de guerre affiché par le pouvoir russe désormais résolu à rompre avec l’Europe et les États-Unis. (...)

Les trois points faibles d’une analyse univoque

Trois faits viennent écorner cette analyse univoque. Le premier est que la guerre contre l’Ukraine a été déclenchée dès 2014 et non en février 2022, avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée et l’extension du conflit, aussitôt organisée par Moscou, dans les territoires dits « séparatistes » du Donbass, dans l’est du pays. Ne nous y trompons pas, il s’agissait bien d’une vraie guerre : en huit ans, elle a fait plus de 14 000 morts et provoqué 1,6 million de déplacés et réfugiés.

Marraines des accords de Minsk, dont l’échec est patent, France et Allemagne n’ont alors jamais évoqué un néo-impérialisme russe et encore moins un projet géopolitique d’ampleur. Les deux leaders européens, comme bon nombre d’experts, y ont vu la résurgence d’un vieux conflit local (les russophones du Donbass), l’obsession revancharde de Poutine envers l’Ukraine et un intérêt de sécurité immédiat, le port de Sébastopol, siège de la flotte militaire russe de la mer Noire.

Le deuxième élément qui fragilise cette lecture unique est que l’entrée en guerre totale, le 24 février 2022, n’est pas une décision du régime russe, même si elle l’engage désormais. Nous savons maintenant qu’il s’agit d’un choix solitaire de Vladimir Poutine, après consultation d’une petite poignée de proches, visiteurs du soir et de ses deux fidèles Nikolaï Patrouchev, qui préside le Conseil de sécurité russe, et Sergueï Choïgou, ministre de la défense.

Comment pourrait-il en être autrement, dira-t-on, dans un régime autoritaire ayant viré à la dictature ? Le sommet de l’État russe n’est pourtant pas un monolithe mais un agrégat de forces aux intérêts divers et aux projets différents. (...)

Mais est-on véritablement certain de la solidité du consensus qui règnerait aujourd’hui au sein du régime ? Cette guerre néo-impériale est-elle bien la sienne ?

Le troisième élément qui fragilise cette analyse d’un nouvel impérialisme russe est qu’elle prend pour argent comptant ce que disent sur tous les tons Vladimir Poutine et ses médias d’État, transformés en machine à propagande depuis au moins 2012. (...)

Deux éléments systématiquement ignorés

Il faut donc chercher ailleurs, intégrer des éléments complémentaires mais décisifs pour mieux comprendre les vraies raisons de la guerre et les possibilités de sortie du conflit. Il est étonnant de constater que les meilleurs analystes, historiens, experts en relations internationales et la totalité des grands acteurs politiques ont laissé de côté deux éléments pourtant déterminants. Le premier est la nature du régime Poutine, qui peut aisément être qualifié de système criminel. Le second est une autre « guerre », menée de longue date contre la société russe, écrasée par une répression féroce.

Comment ignorer de tels éléments qui structurent et cadenassent la Russie depuis vingt-deux ans ? Comment les négliger quand la question de la succession de Vladimir Poutine, 70 ans, se trouve posée au sein des élites russes ? Quand les rumeurs sur son état de santé ne cessent de prospérer ? Et surtout quand, à travers cette succession, vont se mettre en place les conditions d’une perpétuation – ou non – d’un système criminel construit depuis 30 ans et qui s’est emparé, avec l’accession à la présidence de son chef en 2000, des principaux rouages de l’État russe ? (...)

c’est une faille constante des chancelleries, ambassadeurs et analystes de politique internationale : l’incapacité de penser ce que produit le crime lorsqu’il parvient à prendre le contrôle d’un État et fait son entrée en politique. (...)

Depuis un quart de siècle, les dirigeants européens se sont toujours refusés à intégrer dans leurs relations avec la Russie la dimension proprement criminelle et mafieuse du régime Poutine. La corruption, les assassinats, les emprisonnements, les enrichissements phénoménaux, le pillage financier du pays, ont toujours été considérés comme des effets collatéraux et marginaux provoqués par un régime autoritaire vivant de la rente des matières premières. Bien souvent, l’absence de preuves irréfutables ou d’enquêtes judiciaires crédibles a encouragé cet aveuglement. Ce fut donc politique as usual… (...)

Il est un homme qui a pourtant travaillé sur la façon dont le crime peut s’emparer du champ politique et le reconfigurer. Roberto Scarpinato a été l’un des plus célèbres procureurs antimafia en Sicile. Il fut un proche de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino, tous deux assassinés par Cosa nostra en 1992. Et il a instruit des procès majeurs, dont le procès Andreotti, dévoilant les alliances entre les groupes criminels et la classe politique italienne. Ses enquêtes ont détaillé comment la mafia, loin de seulement corrompre ou assassiner, savait aussi gérer des pans entiers de l’État et mettre la société sous contrôle.

En 2008, Roberto Scarpinato publie un livre, Le Retour du prince. Pouvoir et criminalité. Dans son avant-propos, il explique vouloir décrire « les démons de mon pays, ceux qui ont ensanglanté sa longue histoire et ceux qui, pillant ses ressources, sont en train de le condamner à un inexorable déclin ».

Dans une description d’une Italie saisie par le crime, mais qui vaut au mot près pour une Russie confisquée par le régime Poutine, Scarpinato écrit ceci : « J’ai pu me rendre compte que le monde des assassins communiquait, par mille portes tournantes, avec les salons feutrés et insoupçonnables où le pouvoir s’abrite. J’ai dû prendre acte du fait que ces gens ne parlaient pas forcément d’une voix criarde et ne portaient pas toujours les stigmates du peuple. Qu’au contraire, les pires d’entre eux avaient fréquenté les mêmes écoles que nous. On pouvait les croiser dans les milieux les plus aisés et, parfois, les voir à l’église se battre la poitrine aux côtés de ceux qu’ils avaient déjà condamnés à mort. » (...)

Trente années d’une longue marche sanglante

Or, dès février 2000, la nature du régime Poutine était déjà établie par de nombreux observateurs russes. Le seul débat pertinent pouvait être celui-ci : s’agissait-il de l’accession au pouvoir d’un groupe criminel ou de la violente reprise en mains du pays par l’« État profond », celui des services de sécurité hérités du KGB, dont Poutine était un agent ? Ce débat a occupé une bonne partie des années 2000, jusqu’à ce que la liste des morts s’allonge de manière impressionnante et que les guerres se multiplient.

Plusieurs éléments pouvaient, dès le début, alerter les chancelleries sur le fait qu’avec Poutine, le crime allait s’emparer du pouvoir. Depuis, d’innombrables enquêtes journalistiques, livres de chercheurs, d’opposants russes et rapports de services étrangers sont venus confirmer cette situation inédite : un système criminel s’est installé à la tête d’un État, et pas n’importe lequel puisqu’il possède le premier arsenal nucléaire au monde et un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Ce système allait bien sûr « produire » de la politique et des idéologies pour habiller le tout. Mais elles devaient converger pour d’abord accroître l’emprise du crime sur l’État et la société russe. (...)

. Dès 1992, un rapport de la députée Marina Salié et d’élus de Saint-Pétersbourg dévoile le système de fraudes. Des documents officiels montrent l’implication directe de Vladimir Poutine, alors adjoint du maire « démocrate » Anatoli Sobtchak, et demandent son limogeage.

Par la suite, plusieurs hommes d’affaires témoigneront de ce système, tout comme des enquêteurs russes spécialisés dans la criminalité économique. Le plus célèbre est Andrei Zykov. En 1999, il faisait partie d’une brigade d’enquêteurs qui s’est cassé les dents sur une tentaculaire affaire de détournements de fonds publics à Saint-Pétersbourg impliquant Vladimir Poutine. L’enquête a été classée sans suite en 2000. Zykov a été contraint de prendre une retraite anticipée l’année suivante. « Sous Poutine, la corruption est devenue systémique, expliquait-il à Mediapart en 2017. Ce modèle de corruption est né dans les années 1990 à Saint-Pétersbourg. Encore aujourd’hui, autour de lui, on retrouve les mêmes personnes et les mêmes liens. » (...)

Un dernier élément, et il est le plus terrible, pouvait alerter les chancelleries dès l’année 2000 : le soupçon – la certitude, pour beaucoup d’observateurs – d’un recours au terrorisme d’État. À l’été 1999, Vladimir Poutine est nommé premier ministre ; la « famille » l’a choisi pour succéder à Eltsine lors de l’élection présidentielle de mars 2000. Il s’agit de faire connaître ce personnage inconnu, a priori falot et mauvais orateur. L’opération deuxième guerre de Tchétchénie est lancée dès la fin août, sur fond de manipulations par les services et l’oligarque Boris Berezovsky. Mais, traumatisée par la première de guerre de Tchétchénie (1994-1996), la société russe n’est pas prête à un nouveau conflit. Des massacres répétés de civils vont la faire basculer en quelques jours.

Le 4 septembre, une voiture piégée explose à Bouïnaksk (Daghestan), au pied d’un immeuble abritant des militaires russes et leurs familles : 64 morts. Le 8 septembre, une explosion détruit la moitié d’un immeuble de huit étages à Moscou : 109 morts. Le 13 septembre, un autre immeuble est totalement détruit à Moscou : 119 morts. Le 16 septembre, nouvelle explosion dans un immeuble de Volgodonsk, dans le sud du pays : 17 morts. Jamais la Russie n’avait connu pareille vague d’attentats.

Le 22 septembre, à Riazan, à 180 kilomètres au sud-est de Moscou, des agents de la police et du FSB local, alertés par un habitant, découvrent des sacs d’explosifs reliés à un détonateur dans les caves d’un immeuble. Très vite, deux agents du FSB, ceux qui ont apporté l’explosif, sont arrêtés. Alors que le scandale gronde, le successeur de Vladimir Poutine à la tête du FSB, son ami Nikolaï Patrouchev, qui préside aujourd’hui le Conseil de sécurité russe, annonce qu’il ne s’agissait là que d’un « exercice » de ses services pour tester l’état de préparation du pays…

Les incohérences de ses explications, démenties par de nombreuses autorités locales, les insuffisances de l’enquête judiciaire, qui a échoué à identifier les commanditaires de l’attentat-« exercice », ne font que renforcer les soupçons sur les responsabilités du pouvoir dans cette vague de terreur (...)

La guerre, la terreur, les assassinats et les emprisonnements, la corruption, la privatisation des services de sécurité et de la justice mis au service du crime : au tournant des années 2000, tout était déjà sous nos yeux qui permettait de qualifier le nouveau régime russe de système mafieux ou criminel. (...)

Des victimes qui représentent toutes les facettes de la société russe (...)

Comment organiser la génération 2 du système Poutine ? (...)

Tous ces hommes ont entre soixante-deux et soixante-quinze ans ; Poutine est âgé de soixante-dix ans. Et la question centrale qui leur est posée est moins le supposé avenir impérial de la Russie que celles de l’immunité et de la transmission. Comment se garantir à terme une immunité judiciaire semblable à celle qui a protégé la famille Eltsine ? Comment transmettre aux enfants les fortunes colossales constituées et les postes de pouvoir ? Bref, comment organiser la génération 2 du système Poutine ?

La distribution des places a déjà commencé. (...)

Cet enjeu de la « génération 2 » n’est jamais évoqué mais il est déterminant. Et la guerre en Ukraine, entreprise certes risquée, est une partie de la solution. Car sa contrepartie, l’installation d’une dictature en Russie, interdit toute interrogation publique, tout débat sur cette transmission à bas bruit qui s’est engagée au cours des dernières années. (...)

la course à la guerre et la militarisation de la société sont bien les derniers leviers à la disposition du système Poutine pour assurer son avenir. C’est dire combien, sauf révolution de palais ou coup d’État militaire, le conflit en Ukraine est conçu pour durer.

Lire aussi :

 (Le Grand Continent)
Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe https://legrandcontinent.eu/fr/2025...

(...) A l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe.

C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive.

De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine.

Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire.

Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille. (...)

Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente ? (...)

Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans. (...)

L’art de dissimuler ses intentions réelles (...)

Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe. (...)

La guerre comme vecteur de transformation de la société russe

Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.

L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. (...)