
La juridiction administrative suprême examinait mercredi un recours contre l’utilisation du logiciel de vidéosurveillance algorithmique par la ville de Moirans dans l’Isère. Celui-ci risque d’être rejeté pour une question de procédure.
Le Conseil d’État a examiné, mercredi 29 novembre, un recours de La Quadrature du Net contre l’utilisation d’un logiciel de vidéosurveillance algorithmique de la société BriefCam par la municipalité de Moirans dans l’Isère.
Ce dossier est la première affaire relative aux produits controversés de l’entreprise israélienne à être jugée, sur le fond, par le Conseil d’État. Et cette audience intervient quinze jours après la publication par le site d’investigation Disclose d’un article affirmant que la police utilise massivement, et en toute illégalité, les solutions de vidéosurveillance algorithmique.
Ces révélations ont été à l’origine d’une série de recours en référés. L’avis du Conseil d’État est donc très attendu car il pourrait donner le ton de la jurisprudence en la matière ainsi qu’une indication sur le sort des autres recours à venir. (...)
La Quadrature du Net n’a cependant pas attendu les révélations de Disclose pour s’attaquer à BriefCam. Au mois d’avril 2022, Mediapart avait même consacré un reportage à Moirans, ville d’environ huit mille âmes, dont Bastien Le Querrec, juriste et membre de La Quadrature du Net.
C’est à partir de 2017 que la municipalité a commencé à installer des caméras de surveillance dans le centre-ville. On en dénombre aujourd’hui cinquante.
En plus d’être juriste spécialisé en droit public, Bastien Le Querrec connaît particulièrement bien les questions de surveillance numérique du fait de son travail au sein de La Quadrature du Net. Il y travaille notamment sur le projet Technopolice visant à documenter l’usage partout en France des technologies de surveillance de l’espace public. (...)
Pour La Quadrature du Net, il ne fait aucun doute que l’utilisation de cette vidéosurveillance algorithmique est illégale. Le problème est qu’il n’existe aucune trace formelle d’autorisation de ce contrat, le dispositif de BriefCam ayant été implémenté sur un système de vidéosurveillance déjà existant. (...)
Bastien Le Querrec s’est donc tout d’abord attelé à récupérer un maximum de preuves de l’utilisation de BriefCam par la municipalité. Pour cela, il a multiplié les demandes de documents auprès de la mairie, puis a adressé plusieurs saisines à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), l’autorité administrative indépendante chargée de trancher le litige d’accès aux informations détenues par l’administration.
Finalement, Bastien Le Querrec a obtenu de nombreux documents attestant de l’usage de BriefCam par la ville de Moirans.
L’administration a notamment été contrainte de lui transmettre des comptes rendus de suivi des travaux qui montrent clairement que le logiciel a été installé. Celui daté du 6 décembre 2018 indique ainsi que celui-ci « sera installé au cours de la 2e semaine de janvier » 2019.
Dans ses réponses à la Cada, la maire de Moirans, Valérie Zulian, reconnaît elle-même avoir recours aux services de BriefCam, tout en assurant que la fonctionnalité de reconnaissance faciale intégrée au logiciel n’a pas été activée. (...)
Fort de ces éléments, Bastien Le Querrec écrit au mois d’août 2021 à la mairie de Moirans pour lui demander « d’abroger la décision […] de mettre en œuvre le logiciel BriefCam, ainsi que de cesser immédiatement l’utilisation de ce logiciel ».
Un délai non respecté
La demande est rejetée tout d’abord par le tribunal administratif de Grenoble le 16 octobre 2021 pour une question de procédure dans une ordonnance lapidaire. Ce point procédural, loin d’être anecdotique, pourrait coûter à La Quadrature du Net la victoire dans cette affaire et conduire à écarter sa requête sans même que le fond de la demande soit examiné.
Le code des relations entre le public et l’administration prévoit que, lorsqu’un citoyen formule une demande auprès d’une administration, celle-ci a un délai de deux mois pour répondre, au-delà duquel son silence devient juridiquement un refus, attaquable devant la justice administrative.
Or Bastien Le Querrec a envoyé sa demande à la mairie le 11 août et a déposé sa requête dès le 3 septembre, soit moins d’un mois après. Le tribunal administratif a ainsi considéré que le refus de l’administration n’était pas encore matérialisé, et donc inattaquable.
Lorsque La Quadrature du Net saisit la cour administrative d’appel de Lyon, au mois de novembre 2021, le délai de deux mois est cette fois bien écoulé. Le rapporteur public, un juge chargé de donner un avis indépendant sur l’affaire ne liant pas le tribunal, se prononce même en faveur de la recevabilité du recours.
Pourtant, dans sa décision rendue le 7 avril 2022, la cour d’appel administrative valide l’ordonnance de première instance, encore une fois sans examiner le fond du dossier.
La Quadrature du Net et Bastien Le Querrec ont alors saisi le Conseil d’État avec, cette fois, l’espoir de pouvoir enfin présenter leurs arguments contre la vidéosurveillance algorithmique et le logiciel de BriefCam. (...)
Cependant, à l’ouverture de l’audience de ce mercredi 29 novembre, le rapporteur public a douché les espoirs des militants en rejoignant, lui aussi, l’analyse des décisions précédentes. L’audience s’est ainsi terminée en moins de trente minutes sans que le fond ne soit abordé.
« C’est très décevant. Le rapporteur public a juste parlé en introduction du “logiciel controversé” de BriefCam », raconte à Mediapart Bastien Le Querrec qui assistait à l’audience. Mais la question du traitement des données n’a même pas été évoquée. »
« Si le Conseil d’État suit le rapporteur public, ce sera tout simplement le revirement d’une jurisprudence vieille de vingt ans, poursuit le juriste. Il n’a pas du tout saisi l’occasion de s’emparer des questions que pose BriefCam. Il va de ce fait se laisser propager une jurisprudence désastreuse. »
Si l’avis du rapporteur public ne lie pas le Conseil d’État, celui-ci est effectivement de mauvais augure pour le recours de La Quadrature du Net, et d’autres. Dans la foulée des révélations de Disclose, un collectif d’organisations de défense des libertés a ainsi déposé une série de trois référés-liberté contre des collectivités connues pour être des clientes de BriefCam. (...)
Quelle que soit l’issue de ce recours contre la ville de Moirans, La Quadrature du Net dispose encore de plusieurs cordes à son arc. Bastien Le Querrec a en effet déposé deux autres recours contre la municipalité, un demandant l’annulation de la décision de recours à BriefCam et un autre visant plus globalement le dispositif de vidéosurveillance de la ville. Tous deux doivent être prochainement examinés par le tribunal administratif de Grenoble.
Concernant le premier recours, qui demande l’abrogation du contrat avec BriefCam, le Conseil d’État devrait rendre sa décision avant la fin de l’année.