
Héritières du djihad à la fois local et global, les filiales sahéliennes d’Al-Qaida et de l’État islamique se disputent l’adhésion et la soumission des populations, au nom d’idéologies politiques et religieuses voisines mais différentes.
Depuis fin 2019, les filiales des deux franchises djihadistes internationales, le JNIM (Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn, en français Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM) et l’État islamique au Sahel (EIS), se combattent au Sahel central. Si au début de leur émergence au Mali, au Niger et au Burkina Faso, dans les années 2010, les deux groupes se sont côtoyés, se sont partagé l’espace, voire se sont entraidés à l’occasion, lors d’attaques contre des ennemis communs, dans le cadre de la gestion des otages occidentaux ou de la libération de prisonniers1, ce qu’on appelait « l’exception sahélienne » – la guerre étant de mise entre les deux factions sur d’autres théâtres – a pris fin à cette date, malgré des trêves ponctuelles observées depuis lors. (...)
Deux doctrines du djihad
Pour comprendre l’idéologie du djihad prônée par les deux groupes, il faut puiser dans les bases idéologiques de leurs franchises. Al-Qaida, la maison mère de l’ancêtre du JNIM, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), est historiquement la première internationale djihadiste. Ses objectifs sont bien détaillés dans sa constitution2. Elle repose sur « la croyance des sunnites et des gens assemblés en général et en détail et le fait de suivre les traditions des nobles ancêtres ». De ce fait, le groupe accorde une grande importance au consensus et à l’activité proprement politique pour atteindre son objectif ultime qui demeure « la victoire de la puissante religion d’Allah, l’établissement d’un régime islamique et la restauration du califat islamique, si Dieu le veut ».
Dans sa riposte à la « guerre contre le terrorisme » que lui mènent les États-Unis et leurs alliés, Al-Qaida s’est diversifiée et a multiplié ses opérations sur tous les continents. L’Afrique est concernée au premier chef ; elle a toujours revêtu de l’importance pour les fondateurs du groupe. (...)
L’État islamique (l’EI central, pour faire la différence avec ses filiales dans le monde) est une dissidence d’Al-Qaida, qu’il accuse d’avoir dévié de son chemin du djihad pour s’impliquer en politique en pactisant avec l’Occident et des pays musulmans n’ayant, selon lui, de musulman que le nom. L’EI diverge de son ancêtre par sa violence envers les populations musulmanes, son refus du consensus et de la compromission et, selon ses concurrents, son excès dans le takfir (excommunication) des musulmans qui ne sont pas de son bord.
Les ennemis tous azimuts de l’État islamique (...)
Le dogme et la méthodologie de la branche sahélienne de l’EI prennent leur source dans l’apostasie, ou murtadisme. Le combat contre les apostats est considéré par les doctrinaires du groupe comme la priorité (...)
En particulier, l’EIS, comme sa maison mère, qualifie les musulmans qui n’acceptent pas de vivre sous son autorité de grands apostats, en leur prêtant l’intention de lui nuire et de le combattre. Au nom de cette intention prétendue, l’EIS combat donc les populations accusées de connivence avec les forces qui s’érigent contre lui : milices villageoises, groupes d’autodéfense, Volontaires pour la défense de la patrie au Burkina Faso, etc.)
« Qui est un grand apostat ? »
Il suffit de ne pas se désolidariser de telles forces plus ou moins liées à l’État pour être désigné comme cible. (...)
Cette doctrine offre une grande marge de manœuvre à l’EIS pour qualifier tous ses ennemis d’apostats. Il est, dès lors, du devoir de ses soldats de les combattre. Accaparer leurs biens ou leur infliger des taxes exorbitantes devient également licite. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, les actions de l’EIS visent les populations civiles5 dont il estime qu’elles doivent exclusivement se soumettre à lui ou être considérées comme ennemies. La posture adoptée est la victoire militaire. La violence excessive contre les populations rétives est le moteur du groupe.
À l’opposé de cette approche, le JNIM inscrit son djihad dans le combat contre le taghout (tyrans et oppresseurs) dans le cadre général de la « défense des terres d’islam », doctrine théorisée par Abdallah Azzam, père spirituel d’Oussama Ben Laden (...)
Conquérir les cœurs et les esprits
Le JNIM applique le principe de la « conquête des cœurs et des esprits » à travers un rapprochement avec les populations auxquelles il donne une certaine liberté d’action et de décision, alors que l’EIS est intransigeant. Cette différence s’explique par le contexte qui a prévalu à la création des deux groupes. En effet, si le JNIM se présente auprès des populations comme embrassant leurs griefs et au service de leur salut, l’EIS doit se positionner comme une alternative au JNIM et aux autres groupes qu’il tente de déraciner pour s’installer à leur place. (...)
La défense du « djihad authentique »
Dans leurs diatribes, les idéologues de l’EIS considèrent le JNIM comme un groupe tombé dans la mécréance du fait de ses alliances avec des groupes armés loyalistes7 pour le combattre. (...)
À coups d’arguments émis par leurs leaders doctrinaux, les deux organisations se livrent à une surenchère depuis 2020, chacun disant défendre le « djihad authentique » et se prétendant investi d’une mission divine. Mais certains érudits locaux ne sont pas de cet avis. Pour eux, les agissements des deux groupes sont aux antipodes de la religion musulmane caractérisée par la paix et la tolérance. Un imam de la zone du Gourma malien expliquait en août 2024 : « Ces gens [JNIM et EIS], sous l’influence des khawarij, pratiquent l’excommunication des musulmans qu’ils jugent mécréants non pas sur des preuves solides, issues du Coran et de la Sunna, mais seulement parce qu’ils n’adhèrent pas à leur doctrine. » Abondant dans le même sens, l’érudit tombouctien Abou Zoubeir Mohamed Ibn Moussa qualifie les deux groupes de khawarij (déviants). Le 18 mai 2024, répondant dans un audio à la question d’un auditeur sur la différence entre les djihadistes et les khawarij, le savant a martelé : « Il n’y a aucune différence entre eux. Al-Khawarij est l’appellation qui réunit tous ces groupes. Ils peuvent se faire appeler différemment dans différentes régions du monde, mais ils restent des khawarij […] parce que ce sont des gens qui sont contre le progrès, qui n’aiment pas la paix, l’éducation et la vie. Ce sont des gens dont la vie ne tourne qu’autour de leurs délires. »
Une partie des populations locales n’est pas loin de penser la même chose. (...)