
Le 11 mai, Sciences Po News écrivait dans sa une :
« Le directeur de Sciences Po s’est rendu aux États-Unis pour renforcer nos partenariats et réaffirmer nos valeurs communes avec trois de nos partenaires clés, Columbia, Berkeley, et Stanford. Des discussions stimulantes avec Condoleezza Rice à Stanford aux conversations avec Rich Lyons, Chancelier de Berkeley, et Jenny Martinez, Provost de Stanford, la visite a permis de confirmer l’engagement de Sciences Po pour l’excellence académique, le dialogue et l’innovation au-delà des frontières.
(...) pas un mot sur la répression des universitaires étatsuniens par l’administration Donald Trump ; pas un mot de solidarité avec Columbia University dont les départements d’études africaines et moyen-orientales – premières cibles de la prise de contrôle de l’Enseignement supérieur par le mouvement MAGA – sont pourtant des partenaires directs de SciencesPo Paris ; pas un mot, non plus, de désapprobation à l‘encontre de la capitulation en rase campagne de la présidence de Columbia University, ni même la moindre prise de distance quant à son choix que l’on aimerait pouvoir qualifier de souverain tant il fut effectué le pistolet financier sur la tempe.
Et pour cause. SciencesPo Paris avait six mois d’avance sur les purges trumpiennes[1]. On se souvient que Gabriel Attal, alors Premier ministre, et Emmanuel Macron avaient monté en épingle un incident, voire une fake news, dans le contexte de l’occupation pacifique du mythique amphithéâtre Emile-Boutmy par des étudiants propalestiniens, en mars 2024, – véritable Dépêche d’Ems[2] universitaire qui a servi de prétexte à l’irruption, absolument illégale, du Premier Ministre dans le conseil d’administration de SciencesPo, au cours duquel il a menacé de couper les vivres de l’établissement si ses étudiants (et, sous-entendu, ses enseignants-chercheurs) ne rentraient pas dans le rang de la Hasbara, l’appareil de propagande de l’Etat hébreu[3]. Et pour que les choses soient bien claires, le campus de SciencesPo, dans le VIIe arrondissement de Paris, a été bouclé par les forces de l’ordre dans les heures qui ont suivi, à la faveur d’un incroyable déploiement policier.
Désignée par la macronie comme un dangereux foyer wokiste depuis plusieurs années, la rue Saint-Guillaume était soudain érigée en temple de l’antisémitisme sans que les témoins de l’occupation de l’amphithéâtre, les déclarations des responsables de la mobilisation propalestinienne et les enquêtes journalistiques ou administratives puissent étayer cette accusation gravissime. (...)
La « normalisation » de SciencesPo
Nommé à l’automne, le nouveau directeur, M. Luis Vassy, a immédiatement fait ce pour quoi il avait été choisi[4]. Il a étouffé les voix propalestiniennes au sein de l’établissement en multipliant les exclusions temporaires d’étudiants ; en mettant sous étroite surveillance para-policière non seulement ceux-ci, mais également le corps des chercheurs et des enseignants ; en assimilant, comme il se doit désormais, la critique de la politique de l’Etat d’Israël à l’antisionisme, et l’antisionisme à l’antisémitisme ; et en criant au grave trouble à l’ordre public à la moindre mobilisation estudiantine[5]. Non sans succès. Aujourd’hui, l’ordre règne rue Saint-Guillaume. Et l’autocensure, voire la peur. Etablissement d’excellence, vous dis-je. (...)
Le seul tort des étudiants propalestiniens de la rue Saint-Guillaume fut d’avoir raison trop tôt[6]. L’énormité de l’affamement de Gaza par Israël empêche désormais les Excellences de continuer à détourner les yeux et à boucher leurs oreilles. Non qu’elles ne le voulussent plus. Mais cela n’était plus possible, même si Gaza était interdit de couverture journalistique depuis deux ans et si la plupart des reporters palestiniens présents dans l’enclave avaient été tués par des bombardements ou des tirs de snipers.
Shocking, il fallut se résoudre à regarder des photos d’enfants décharnés, à écouter les protestations et les récits des humanitaires, à endurer les admonestations des Nations-Unies, à lire les avis et les décisions de la justice internationale, à prendre connaissance des rapports d’organisations israéliennes ou encore des écrits d’intellectuels israéliens et/ou juifs qui prononcent le mot qui fâche tant la direction de SciencesPo. Oui, il se déroule bien un génocide à Gaza. « Notre génocide », a le courage d’écrire B’Tselem[7] – mais ce génocide est aussi le nôtre, nous qui ne sommes pas Israéliens, car nous l’avons laissé se commettre pendant de trop longs mois, ne serait-ce que par notre acceptation de la langue et du vocabulaire de ses perpétrateurs[8]. Il fallut même, dans une nouvelle volte-face de ce qui tient lieu de diplomatie à Emmanuel Macron, se résoudre à reconnaître un Etat palestinien – enfin, à l’annoncer, car le président de la République, sur la scène internationale, est le maître du zig et du zag. (...)
Une autre réponse, plus digne de la vocation, au moins théorique, de SciencesPo, eût consisté non pas à prononcer des oukases ou des fatwas ex cathedra – tel n’est pas, en effet, le rôle de l’Université que d’avoir des opinions dont sont libres ses membres –, mais à réfléchir, en recourant aux sciences sociales et au droit international que pratique et enseigne l’institution, afin de problématiser la tragédie israélo-palestinienne et les passions qu’elle engendre. (...)
L’argument, ou le sous-entendu, selon lequel les Juifs ne sauraient commettre un génocide parce qu’ils ont été victimes de la Shoah est inepte – sans même évoquer celles et ceux qui, in petto, pensent qu’au fond ils auraient bien le droit d’en perpétrer un, comme juste retour des choses, à titre préventif. De même, les Palestiniens, musulmans ou chrétiens, ne sont nullement prémunis contre une telle dérive parce qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une terrible injustice qu’ont engendrée l’externalisation, par les Occidentaux, de leur propre culpabilité dans la Shoah et, bien auparavant, leur sionisme antisémite, en réponse à l’afflux de réfugiés fuyant les pogroms de l’Europe orientale ou par conviction chrétienne « dispensationaliste »[14]. Non, le génocide est un phénomène historique et politique, universel, qui appelle une réponse juridique d’envergure internationale, pour des raisons philosophiques ou humanistes, mais aussi parce qu’il représente un « danger général, inter-étatique », en quelque sorte systémique, par les conséquences déstabilisatrices qu’il entraîne, par exemple sous forme de migrations forcées (pp. 252 et suiv.) De surcroît, son processus est complexe, bien loin de se réduire au meurtre final auquel il conduit le plus souvent.
Définition et caractérisation du génocide
Citons un peu longuement Lemkin pour saisir toute la signification de son concept : « D’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf quand il est accompli par un massacre de tous ses membres. Il signifie plutôt la mise en œuvre de différentes actions coordonnées qui visent à la destruction des fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, en vue de leur anéantissement. Une telle politique a pour objectifs la désintégration de leurs institutions politiques et sociales, de leur culture, de leur langue, de leur conscience nationale, de leur religion et de leur existence économique, la destruction de la sécurité, de la liberté, de la santé, de la dignité individuelle et de la vie même des individus. Le génocide est dirigé contre un groupe national en tant qu’entité, et les actions sont menées contre les individus, non pour ce qu’ils sont, mais pour leur appartenance à ce groupe » (pp. 213-214).
Cette définition est importante car elle change la focale d’un débat qui a eu tendance à se concentrer, à propos du génocide des Arméniens, de la Shoah et de l’extermination des Tutsi au Rwanda, d’une part, sur l’idée d’intentionnalité chez les perpétrateurs, d’autre part, sur l’effectivité d’une extermination physique systématique. (...)
Sur la base de ses écrits, il fait peu de doute qu’il y a bien un génocide en cours à Gaza dont le commencement ne peut pas être fixé au mois d’octobre 2023, par exemple au vu des déclarations des membres les plus extrémistes du gouvernement Netanyahou, et dont la mesure n’est pas simplement celle des 60 000 morts palestiniens, dont 70% de femmes et d’enfants.
La définition non restrictive du génocide par Lemkin concerne la politique de l’Etat hébreu dès sa fondation, dans la mesure où celle-ci a aussitôt pris la forme d’une vaste opération de purification ethnique (la Nakba) et du déni absolu de l’existence d’un peuple palestinien. En outre, selon les critères de Lemkin, la notion s’applique aussi bien à la Cisjordanie qu’à Gaza, dans la mesure où elle désigne « toute politique qui aurait pour fin la destruction ou le développement de l’un de ces groupes au préjudice et au détriment d’un autre » (p. 236). En-deçà des pertes humaines sereinement assumées par le gouvernement israélien, la destruction systématique de Gaza – notamment de ses Universités, de ses établissements scolaires, de ses hôpitaux, de son patrimoine culturel – la décimation des élites palestiniennes, la spoliation des terres en Cisjordanie, le bafouement de la dignité des populations occupées et les multiples violations de leurs droits humains permettent de qualifier de génocidaire la politique de l’Etat hébreu depuis des lustres[15].
Plus précisément, certains des procédés génocidaires que relève Lemkin pendant la Seconde Guerre mondiale sont d’une troublante actualité. La « division en zones plus ou moins autonomes et hermétiques » des territoires occupés pour établir en leur sein des « frontières artificielles » et « empêcher la communication et l’assistance mutuelle entre les groupes nationaux concernés » (p. 262), la cooptation de « gouvernements fantoches » ou « croupions » correspondent bien à ce qu’Israël a fait depuis les accords d’Oslo (1993) en collaboration avec une Autorité palestinienne non représentative et corrompue, en « zonant » la Cisjordanie et en laissant les colons en grignoter inexorablement le foncier.
Plus dramatiquement, l’affamement de Gaza et l’administration militaire des carences nutritionnelles qui sont infligées à sa population sont similaires à ce que l’Allemagne avait mis en œuvre, de manière différenciée, dans les pays qu’elle occupait pendant la Seconde Guerre mondiale (...)
Enfin, Lemkin avance une remarque des plus intéressantes. A ses yeux, « le génocide comprend deux phases : l’une est la destruction des caractéristiques nationales propres au groupe opprimé ; l’autre, l’instauration des caractéristiques nationales propres à l’oppresseur » (p. 214). La réforme constitutionnelle de 2018, qui a fait d’Israël un Etat juif dont les non Juifs, chrétiens ou musulmans, ne sont que des citoyens de seconde zone, et qui a levé l’ambiguïté originelle du sionisme, consomme la réalisation de la seconde phase du génocide des Palestiniens.
Si Israël en vient à certaines des méthodes génocidaires qui furent celles du Troisième Reich, cela ne signifie naturellement pas que ses gouvernements successifs, en particulier celui de Netanyahou, aient eu, et gardent en tête, l’extermination physique des Palestiniens. L’expulsion leur suffirait, que couronneraient la création d’une Riviera sur le doux rivage de Gaza et l’annexion pure et simple de la Cisjordanie. Mais, dans les deux cas de figure, il est bien question de génocide, selon la définition de Lemkin. Quelques-uns des premiers idéologues du sionisme, plus lucides que leurs camarades, avaient compris que cette issue était inévitable, et l’endossaient. (...)
En tout cas, aucun historien, sauf erreur de ma part, ne pense que les dirigeants de l’Etat hébreu, lors de sa fondation, avaient programmé l’extermination de masse des Palestiniens. Ils y ont été amenés, par effets de cliquet. (...)
Il eût été plus digne et intelligent que SciencesPo, en tant qu’institution universitaire, réfléchisse à la question et fasse lire à ses étudiants Lemkin, plutôt que d’exclure celles et ceux d’entre eux qui ont eu le front de s’émouvoir un peu trop tôt de ce qu’il se passait à trois heures de vol de la rue Saint-Guillaume.
Pour ce faire, l’établissement disposait d’un maître-atout : outre ses chercheurs et enseignants spécialistes de la région, une Ecole de droit réputée. (...)
Amnesty International
Pétition Génocide à Gaza : la France doit mettre fin à l’impunité d’Israël