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Mediapart
Six ans après la mort de deux pisteurs en service, leurs familles attendent toujours des explications
#accidentsduTravail
Article mis en ligne le 18 juin 2025
dernière modification le 17 juin 2025

Victimes de leurs charges explosives, deux pisteurs sont morts en 2019 sur un domaine skiable de Haute-Savoie administré par la Compagnie des Alpes. Depuis, leurs familles se battent pour obtenir des réponses sur ces décès et questionnent la responsabilité de l’employeur

Six ans plus tard, toujours aucune réponse. Les proches de Bruno Charrier et Freddy Bigot, pisteurs artificiers morts au travail en 2019 sur les pistes de ski de Haute-Savoie, n’en peuvent plus d’attendre.

La veuve de Bruno, Joceline, l’assure : elle ne pourra reprendre le cours normal de sa vie que lorsque l’employeur de son mari, le Grand Massif domaines skiables, qui fait partie de la Compagnie des Alpes, sera mis face à ses responsabilités. « On a longtemps attendu. Mes fils ont l’impression que leur papa est décédé et qu’il ne se passe rien. » (...)

13 janvier 2019 (...) Les mains dans la neige, ils installent un dispositif visant à déclencher des avalanches afin de sécuriser le domaine skiable. (...)

Entre 9 heures et 9 h 10, le drame survient. Le dispositif explose beaucoup trop tôt, tuant les deux travailleurs sur le coup Sur place, le tube du dispositif n’est pas relié au boîtier d’initiation. Ainsi, il est impossible que le drame soit la conséquence d’un déclenchement anticipé.

Carences de l’employeur

Depuis, les proches et leur avocat sont obsédés par une seule question : est-ce la faute du patron ? S’ils ne peuvent l’assurer, les proches de Bruno Charrier pointent plusieurs anomalies.

Interrogée, la Compagnie des Alpes n’a répondu à aucune de nos questions. Pour rappel, la société est détenu majoritairement par la Caisse des dépôts, une institution financière publique.

Selon un rapport de l’inspection du travail daté du 15 janvier 2019, les vêtements fournis par l’entreprise aux deux salariés étaient incompatibles avec l’activité d’artificier puisque dépourvus de propriétés antistatiques. « Il avait exactement la même tenue quand il déclenchait des avalanches que le reste du temps », assure Joceline à propos de son mari décédé. (...)

Et sur ce sujet, les familles pointent plusieurs responsabilités. Dans la formation suivie par les salariés et dispensée par l’Association nationale pour l’étude de la neige et des avalanches (Anena), aucune référence n’était faite à la nécessité, pour les artificiers, de porter des vêtements adaptés. Aucune mention de cette précaution, non plus, dans le plan d’intervention pour le déclenchement des avalanches édité par le Grand Massif domaines skiables.

Pourtant, la notice du détonateur le précise bien : « Portez un vêtement de travail adapté dans lequel la charge électrostatique ne s’accumule pas. »

Les vêtements ont-ils été à l’origine du drame, en créant une tension statique inappropriée lors du maniement de la charge explosive ? Difficile de répondre avec assurance. (...)

Au-delà des vêtements, le lieu même de l’intervention pose question, puisque situé juste en dessous d’une ligne à très haute tension. Or, comme l’électricité statique, les ondes magnétiques peuvent déclencher une charge explosive de manière intempestive. C’est pour cette raison que le fabricant du détonateur précise bien dans sa fiche de sécurité que son matériel ne peut être exposé aux fréquences électromagnétiques.

Il semble que cette consigne, non plus, n’a pas été respectée par l’employeur, et l’inspection du travail l’a bien noté. De son côté, la gendarmerie n’a pas pu déterminer si ce facteur était déterminant dans le déclenchement de l’explosion.

Mais ce n’est pas tout. Les familles se posent aussi la question de l’utilisation même du dispositif Nonel pour la procédure de déclenchement d’avalanches.

D’abord, parce que ce dispositif n’a pas été pensé pour les domaines skiables, mais pour les carrières. Et surtout parce que ce dispositif avait déjà fait d’autres morts, sur d’autres pistes, et dans des conditions très similaires (...)

Le 31 janvier 2019, les membres de la Fédération nationale de la sécurité et des secours sur les domaines skiables se sont accordés pour suspendre l’utilisation du dispositif Nonel pour la saison 2019-2020. Cette décision a été prise à la suite de l’accident de Bruno Charrier et de Freddy Bigot.
La lenteur de la justice

Après l’accident mortel des deux pisteurs, une enquête préliminaire a été ouverte et classée sans suite en juillet 2020 pour « infraction insuffisamment caractérisée ». Les familles ont été prévenues par courrier.

Dans un autre dossier, le 8 juin 2023, le tribunal judiciaire de Bonneville a condamné le Grand Massif domaines skiables à une amende de 2 000 euros pour l’« emploi de travailleurs à une activité comportant des risques d’exposition à des agents chimiques dangereux sans évaluation des risques conformes », entre 2015 et 2019. Ce qui était particulièrement visé dans cette décision est l’omission, dans le document d’évaluation des risques, de mesures évitant le port de vêtements incompatibles avec l’activité d’artificier.

Alors que cette décision de justice est éminemment en lien avec le dossier Charrier-Bigot, le parquet n’a pas jugé bon de lier les deux affaires. (...)

Le parquet n’a pas rouvert l’enquête, pourtant il disposait d’éléments nouveaux pouvant mettre en cause la responsabilité de l’employeur dans la mort des deux pisteurs.

En janvier 2025, la famille de Bruno Charrier a entrepris une nouvelle démarche judiciaire. Elle sollicite le doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Bonneville pour se constituer partie civile, ce qui provoque l’ouverture d’une information judiciaire et permet une poursuite d’enquête. « J’espère que la mort de Bruno sera reconnue comme accident du travail, confie Joceline. Mais on va devoir encore attendre, c’est beaucoup trop long. »

De son côté, la famille de Freddy n’a pas souhaité entamer de démarches. « C’est trop douloureux, explique sa sœur. Mes parents ne s’en remettent pas et je ne voulais pas qu’on se lance tous ensemble dans une nouvelle démarche juridique qui prendra encore des années et dont ils ne verront peut-être pas la conclusion. »