
« La clef des libertés civiques d’un peuple est dans la liberté de la presse. » C’est avec cette citation du député radical Émile Brachard, extraite d’une de ses interventions devant l’Assemblée nationale en 1935 pour défendre l’adoption du premier statut professionnel des journalistes, que le Fonds pour une presse libre (FPL) présente son initiative : des états généraux de la presse indépendante, le 30 novembre, et auxquels participeront plus de 100 médias, organisations et collectifs de journalistes, en réplique aux états généraux de l’information élyséens.
Le FPL justifie cette référence historique en faisant valoir que « la situation d’aujourd’hui a beaucoup à voir avec celle de l’entre-deux-guerres (1919-1939), qui vit l’apogée de la “presse d’industrie”. Une presse contrôlée et asservie par les grandes fortunes de l’époque, engloutie dans la corruption, et qui allait basculer dans la collaboration ».
Le rappel de l’histoire délétère des médias sous la IIIe République permet en effet de mesurer les conséquences extrêmes des opérations de prédation sur la presse menées par les puissances d’argent, comme les instrumentalisations qu’elles permettent, notamment au profit de l’extrême droite. (...)
Des scandales, de manipulation ou de corruption, sous la IIIe République, il y en a sans cesse. Avant la guerre de 1914, et tout au long de l’entre-deux-guerres. (...)
Le combat de Jaurès pour une presse indépendante (...)
Tout le pays comprend qu’une bonne partie de la presse est prise dans les rets de la corruption. Ces événements vont nourrir la vague antiparlementaire et antisémite qui contribuera au déclenchement, en 1894, de l’affaire Dreyfus.
À l’occasion d’une intervention houleuse à la Chambre, le 8 février 1893, le député socialiste Jean Jaurès n’est pas le dernier à l’alimenter : « La puissance de l’argent avait réussi à s’emparer des organes de l’opinion et à fausser à sa source, c’est-à-dire dans l’information publique, la conscience nationale. » Et d’opposer en comparaison les initiatives de presse ouvrière où l’on « se cotisait pour fonder des journaux non pas avec de l’argent pris ici ou là à des banques nationales ou cosmopolites, mais avec l’épargne prélevée sur les salaires ». « Une ébauche de la presse loyale représentant vraiment l’opinion, reprend le socialiste. Et vous l’avez interdite. »
Ce plaidoyer en faveur de l’indépendance de la presse vis-à-vis des puissances d’argent devient dès lors pour Jaurès une obsession. Et quand il fonde L’Humanité en 1904, c’est l’un des thèmes de prédilection de ses éditoriaux. (...)
le 30 juin 1909, Jean Jaurès publie un nouvel article, « La curée prochaine », dans lequel il pourfend les puissances d’argent : « Mais voilà le cas que les grands fournisseurs, les grands capitalistes, font des enquêtes. On pourra voter ce qu’on voudra, ils s’en moquent. Une seule chose les intéresse : c’est qu’au bout des paroles et des votes, il y aura un nouveau programme de dépenses, de nouveaux crédits. Et ils essaient de se tailler d’avance la plus large part en corrompant la presse, en trompant l’opinion, en compromettant les hommes publics. »
Il écrira encore cet article le 11 novembre 1913, « Pour le développement de L’Humanité », d’une incroyable actualité plus d’un siècle plus tard : « C’est notre devoir et c’est notre honneur d’écarter toute publicité de finance […] Un journal n’est libre de son action nationale et internationale qu’à la condition de rejeter des subventions et des concours qui pris en soi, pourraient paraître innocents à des citoyens attentifs […] L’effort de la finance pour s’emparer partout des ressources d’information est immense […] Bientôt un journal pleinement indépendant sera un des grands luxes de la pensée humaine ; et une des gloires du Parti socialiste sera de donner à l’intelligence et à la conscience des hommes cette garantie et cette sécurité. » (...)
Au lendemain de la révolution d’octobre 1917, les bolcheviks au pouvoir ont mis la main sur une bonne partie des archives du régime tsariste. Ils y découvrent de nombreux documents attestant que la presse française a été massivement arrosée de pots-de-vin pour inciter les épargnants français à souscrire aux fameux emprunts russes, allègrement vendus par toutes les banques hexagonales. Campagne de presse mensongère mais efficace, puisque pendant trois décennies, près du tiers de l’épargne française (15 milliards de francs-or) va s’y engloutir.
Le dégoût et l’écœurement d’Arthur Raffalovich
Les documents publiés par L’Humanité sont déflagratoires : près de 1,5 million de Français ont été grugés par ces emprunts, alléchés par une presse corrompue par un représentant à Paris du ministère des finances russe, Arthur Raffalovich.
Économiste mondain, grand officier de la Légion d’honneur et collaborateur de nombreuses publications (Débats, L’Économiste français, le Journal des économistes), Arthur Raffalovich va distribuer des fortunes à tous les journaux susceptibles d’encenser la Russie tsariste et ses emprunts. Et comme le corrupteur est méthodique, il note tout des sommes versées à chaque titre et journaliste. Il y en a pour une fortune, pas loin de 30 millions d’euros d’aujourd’hui.
Dans le lot des corrompus, on trouve les journaux de droite, le Figaro ou encore Le Temps, ancêtre du journal Le Monde, L’Écho de Paris ou Le Petit Parisien. Mais tout autant les quotidiens radicaux ou de gauche, comme Le Radical, Le Rappel, La Lanterne, La France ou encore L’Événement. C’est même une grande surprise pour Raffalovich : son entreprise est bien plus aisée qu’il ne l’avait pensé. (...)
De nombreux journalistes, et tout autant d’intellectuels, parfois même quelques dirigeants politiques, commencent à réfléchir à l’urgence d’une refondation démocratique pour la presse, chargée non pas de défendre des intérêts particuliers mais d’éclairer les citoyennes et citoyens sur la marche du monde. Les réformes qui sont alors évoquées pour refonder une presse libre et honnête sont celles-là mêmes qui seront mises en œuvre à la Libération. Celles-là mêmes dont il ne reste de nos jours quasiment plus rien…
De Blum aux « Jours heureux »
Léon Blum (1872-1950) est l’un des premiers à ferrailler pour cette refondation de la presse, et pour son indépendance. (...)
Un autre moment décisif de cette émancipation de la presse des pouvoirs d’argent et d’influence est à chercher du côté de la Ligue des droits de l’homme et de son congrès d’Amiens, en juillet 1933, où sera communiqué le rapport du journaliste Georges Boris. « Plus élaboré, longuement réfléchi […] il propose des dispositions pour assurer la transparence de la gestion des publications », écrit Marc Martin. Le 28 novembre 1936, un projet de loi de Léon Blum prévoyant de connaître les ressources des journaux ne passera pas l’obstacle du Sénat. (...)
C’est évidemment à la fin de la guerre, après que nombre de ces journaux corrompus ont versé dans la collaboration, que l’ambition de refonder une presse libre et indépendante se concrétise enfin. Dès le 15 mars 1944, le Conseil national de la résistance (CNR) le consigne dans son célèbre programme, distribué sous le nom « Les Jours heureux ».
Il conviendra ainsi d’œuvrer à « l’établissement de la démocratie la plus large en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ; la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression ; la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». Et ainsi de tourner la page honteuse de la presse collabo, mais aussi celle de la presse corrompue de l’entre-deux-guerres…
Cette ambition va être précisée dans le remarquable « projet de déclaration des droits et devoirs de la presse libre », adopté le 24 novembre 1945 par la Fédération nationale de la presse. (...)
De ce va-et-vient dans un passé pas si lointain, un terrible enseignement : il aura fallu une guerre mondiale pour que la République se refonde, et la presse avec elle, échappant à des lustres de corruption et à la férule des puissances d’argent.
Voilà que quatre-vingts ans plus tard, l’histoire bégaie. Avec la mainmise d’une dizaine de milliardaires sur les plus grands titres de la presse française, le Comité des forges est de retour. Avec l’irruption de Vincent Bolloré qui a fait de ses médias (CNews, Le Journal du dimanche, etc.), la chambre d’écho de toutes les campagnes de stigmatisation xénophobes de l’extrême droite, c’est François Coty ressuscité qui contribue à pourrir le débat public.
C’est dire si l’initiative du FPL est la bienvenue. Il faut un sursaut, et vite. En revenir à la grande ambition du Conseil national de la résistance. Refonder la démocratie, et avec elle la presse.