
Prix de fortifications militaires gonflés, pots-de-vin pour échapper à la mobilisation… : la guerre donne de nouvelles occasions de s’enrichir illégalement. Malgré l’ampleur de la tâche et les pressions, les Ukrainiens qui luttent contre la corruption redoublent d’efforts.
KyivKyiv (Ukraine).– C’est une grande pièce en sous-sol, grise et froide, qui fait trembler une partie des élites politiques et économiques ukrainiennes. Il ne s’agit ni de la salle d’interrogatoire d’un service de lutte contre la délinquance financière, ni d’une cave réservée aux basses besognes d’un groupe mafieux, mais d’un studio de tournage.
Là, sous les projecteurs et sur fond noir, le journaliste Denys Bihus et son équipe tournent des enquêtes vidéo révélant des scandales de corruption, de népotisme ou de gaspillage de fonds publics à travers toute l’Ukraine. Elles aboutissent régulièrement à l’ouverture d’enquêtes par la justice anticorruption, à des limogeages et à des démissions de députés, juges ou hauts fonctionnaires, et conduisent à saisir les yachts d’entrepreneurs véreux jusqu’en Italie.
« J’avais pour ambition de construire un deuxième studio et d’agrandir encore l’équipe, explique le quadragénaire en faisant visiter ses locaux spacieux, dans le centre-ville de Kyiv, mais la fin des aides américaines m’a coupé dans mon élan. » Comme de nombreux médias et ONG, son site d’investigation a été frappé de plein fouet par le démantèlement de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui fournissait une partie de son budget. (...)
Denys Bihus n’est pas inquiet pour autant. « On s’adaptera. On est habitués à l’incertitude », assure-t-il en jetant un œil dans la salle de rédaction, où une dizaine de reporters s’affairent devant leurs écrans et téléphones. Star du journalisme ukrainien, le quadragénaire s’est fait un nom en 2014 en allant, avec plusieurs dizaines de volontaires, repêcher et reconstituer les documents broyés puis jetés dans le lac de la résidence du président déchu Viktor Ianoukovytch afin de cacher les derniers secrets de son régime.
Après l’invasion russe de février 2022, Denys Bihus a laissé de côté le journalisme pour s’engager dans l’armée, en tant qu’opérateur de drones. Il est aujourd’hui de retour aux affaires et ne manque pas de travail : les scandales de corruption liés à la guerre sont légion.
Des bombes aux voitures, des marchés biaisés (...)
Fin mai, son média a révélé une affaire de possibles détournements de fonds par des entreprises chargées de construire des fortifications militaires dans les régions de Kherson et de Jytomyr. Les sociétés en question n’achetaient pas les matériaux nécessaires directement à leurs fabricants, mais à des intermédiaires appliquant d’importantes marges. Le parquet de Kherson a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire.
Aucun aspect de la guerre n’est épargné. Toujours à Kherson, des contrats pour la construction d’abris scolaires ont été conclus sans appels d’offres avec des entreprises soupçonnées d’avoir perçu des pots-de-vin. Dans la région de Lviv, un système illégal d’importation de voitures sous couvert d’aide aux forces armées a été mis au jour par les enquêteurs d’une agence gouvernementale spécialisée. Les cas de pots-de-vin versés par des hommes en âge de combattre afin d’échapper à la mobilisation sont nombreux et documentés.
Même le projet de construction d’un grand cimetière militaire afin de rendre hommage aux soldats morts en défendant leur pays est entaché de soupçons de favoritisme – l’une des entreprises écartées a déposé une plainte auprès du Comité antimonopole d’Ukraine. (...)
Yurii Nikolov, autre visage du journalisme anticorruption en Ukraine. Ses enquêtes sur la surfacturation de nourriture destinée aux soldats ont causé la démission d’un ministre de la défense en pleine guerre. (...)
Les journalistes et activistes anticorruption sont passés maîtres dans deux domaines : scruter le train de vie de fonctionnaires, d’élu·es ou de magistrat·es afin de vérifier que leurs dépenses (voitures, montres, bijoux...) correspondent à leur niveau de salaire déclaré, et éplucher les contrats de marchés publics pour y détecter des prix plus élevés que la moyenne.
C’est ainsi qu’ont procédé les journalistes qui ont révélé un possible scandale lié à des achats d’armes. L’agence étatique chargée des achats d’équipements militaires, la DPA, a conclu des contrats avec des intermédiaires qui ont « pratiqué des dépassements de prix considérables, n’ont pas respecté les délais ou n’ont pas du tout honoré les commandes », révélait en octobre 2024 le média Ukrayinska Pravda.
Promesses de réformes (...)
Ces affaires démontrent que la corruption en Ukraine ne s’est pas arrêtée avec la guerre. Mais le fait qu’elles soient publiques, révélées par des enquêtes judiciaires ou journalistiques, souligne aussi que les efforts pour documenter et combattre ce mal endémique n’ont pas non plus cessé. (...)
La Cour a récemment assigné à résidence un ancien vice-ministre de la défense impliqué dans le scandale de surfacturation de nourriture destinée aux soldats.
Espions ridiculisés
Ce travail se fait parfois au prix de pressions et d’intimidations. La juge Vira Mykhailenko s’est donné pour hygiène personnelle de « ne plus lire les chaînes Telegram anonymes » sur lesquelles elle et ses collègues sont parfois pris à partie, insultés et menacés. Elle assure en revanche n’avoir jamais subi de tentative de pressions de la part de responsables politiques : « Ils savent que c’est trop dangereux pour eux. »
Pour les journalistes qui travaillent sur ces questions, les choses vont parfois plus loin. Le 14 janvier 2024, des hommes non identifiés en tenue militaire se sont présentés au domicile de Yurii Nikolov, ont tenté de forcer sa porte et y ont laissé des mots d’insultes, dont un traitant le journaliste de « p*te du Kremlin ». (...)
Grâce à un numéro de téléphone, à une plaque d’immatriculation et à de longues recherches sur les réseaux sociaux, les journalistes anticorruption trouvent les noms de certains de ces agents. L’équipe de Denys Bihus parvient à les retrouver en personne, dans un café juste à côté des locaux du principal service de renseignement ukrainien, le SBU, et les interpelle caméra à la main, achevant de couvrir de ridicule le service qui les emploie : le département de la protection de l’État du SBU.
Leurs révélations, compilées dans une longue enquête vidéo au commentaire précis et sarcastique, sont vues par deux millions de personnes. À ce stade, l’arroseur n’est plus arrosé : il dérive lentement dans un océan d’embarras. Le chef du département concerné est démis de ses fonctions et le patron du SBU lui-même, Vassyl Maliouk, regrette dans un communiqué des actions « inacceptables » de ses services.
Petites victoires
Combien de temps encore tiendront ces juges, activistes et journalistes ? Plusieurs vents contraires semblent se lever face à elles et eux. L’arrivée de l’administration Trump est unanimement vue comme une mauvaise nouvelle pour la lutte contre la corruption (...)
Le Centre d’action anticorruption a également contribué, avec d’autres journalistes et militant·es, à faire adopter une loi qui oblige les entreprises concourant à des marchés publics à publier le prix des matières premières utilisées. La mesure, en apparence anecdotique, est venue combler un vide utilisé par de nombreux entrepreneurs peu scrupuleux pour gonfler leurs prix. Le secteur de la construction – et de la reconstruction – s’en porte beaucoup mieux, admet Yurii Nikolov.
Le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’UE, qui s’accompagne de nombreuses exigences concernant la lutte contre la corruption, pourrait les aider dans leurs combats. Si toutefois les États membres choisissent d’en faire une priorité. « Les Européens préfèrent parfois le silence au scandale », glisse Yurii Nikolov. (...)