La Commission européenne planche sur la création d’un 28e État membre totalement fictif, qui pourrait être doté de son propre droit des sociétés, droit des faillites et droit du travail. Toutes les entreprises européennes pourraient opter pour ce régime alternatif à la place de leur législation nationale. Il s’agit ni plus ni moins de créer un droit fédéral des affaires taillé sur mesure pour les multinationales – un potentiel État virtuel du dumping réglementaire, pour le plus grand bonheur de nos patrons. Un projet sans équivalent au monde, qu’aucune entreprise n’a obtenu, pas même aux États-Unis sur leur propre territoire. Un paradis fiscal, juridique et social virtuel, sous drapeau européen, pourrait-il être proposé par la Commission en 2026 ? Des États s’y opposeront-ils ? On vous explique tout !
La Commission est en passe de doter le capitalisme européen d’une arme de destruction massive contre les droits sociaux, la plus redoutable de l’histoire – devant l’euro et le libre-échange – qui anéantirait toute perspective de progrès social. Son nom de code : « 28e régime ».
Vous n’en avez pas entendu parler ? C’est normal : ce projet reste largement inconnu du grand public. Pourtant, à Bruxelles, le 28e régime est sur toutes les lèvres. Il circule dans les cabinets d’avocats et de lobbyistes, et a été repris par les plus hautes instances de l’UE : Enrico Letta l’a évoqué dans un rapport en avril 2024, Mario Draghi en a parlé dans un rapport en septembre 2024, et Ursula von der Leyen l’a même annoncé officiellement dans son discours sur l’état de l’Union du 10 septembre 2025 : « Pour les entreprises innovantes, nous préparons le 28e régime… ».
Alors, de quoi s’agit-il au juste ? En clair, ce 28e régime consisterait à créer ex nihilo un cadre juridique fédéral optionnel, englobant les principaux pans du droit des affaires (sociétés, faillites, fiscalité, travail). Théoriquement, la souveraineté des États serait préservée, puisque ce régime n’entraînerait pas la suppression des lois nationales – chaque entreprise restant libre de ne pas y souscrire. Mais qui peut croire qu’une entreprise refusera le cadre le plus souple et avantageux jamais conçu ? L’objectif assumé est en effet que ce 28e régime soit plus favorable que tous les droits nationaux existants réunis. S’il tient ses promesses, l’adoption massive de cette « option » rendrait de fait caducs les droits nationaux (obsolètes par abandon). En pratique, on obtiendrait un véritable droit fédéral unifié des affaires, sans le dire ouvertement.
Nouveau nom, nouvelle marque pour une proposition déjà tentée plusieurs fois (...)
EU-Inc et consorts jurent que leur démarche n’a pas pour but de démanteler les droits sociaux européens. On peut leur accorder le bénéfice du doute sur ce point. Cependant, il est plus difficile d’être rassuré par les autres promoteurs de l’initiative. L’ONG Corporate Europe Observatory, qui surveille les lobbies à Bruxelles, révèle que de grands acteurs patronaux se sont engouffrés dans la brèche : Chamber of Progress, ECIPE, BusinessEurope, EuroCommerce, pour ne citer qu’eux. Toutes ces organisations ont eu des réunions avec des commissaires européens pour pousser le 28e régime – et elles exigent sans ambiguïté qu’il s’applique à l’ensemble des entreprises, pas seulement aux start-up.
Le 30 juin 2025, la commission des Affaires juridiques du Parlement européen s’est d’ailleurs auto-saisie du sujet. Son rapport reprend l’essentiel des propositions d’EU-Inc, en demandant explicitement que les droits des salariés « ne soient pas affectés » par ce nouveau cadre, et en préconisant d’ouvrir le régime optionnel à toutes les entreprises (confirmant ainsi la demande des lobbies).
En juillet 2025, la Commission européenne a lancé une consultation publique pour préparer son projet. Un questionnaire en ligne, ouvert à tous jusqu’au 30 septembre 2025, invitait les parties prenantes à donner leur avis sur les caractéristiques que devrait avoir le 28e régime. Aucun tabou dans ce questionnaire : la Commission y suggérait qu’elle n’exclut aucune option, pas même l’harmonisation fiscale ou le droit du travail, et invitait les répondants à s’exprimer librement sur tous les aspects du futur régime.
En parallèle, la Commission a aussi recueilli 879 contributions libres (sous forme de commentaires publics non structurés) : l’Allemagne domine (28,5 % des répondants), tandis que la France est quasi absente (à peine 5,2 % des contributions).
La lecture de ces retours en dit long sur les motivations derrière le 28e régime. (...)
Du côté français, parmi les contributions notables figurent celles de la CPME (organisation patronale des PME) et du Cercle Montesquieu (club de juristes d’entreprise proche du Medef) – deux fervents soutiens de la proposition. Le Cercle Montesquieu estime même qu’il faudrait aller beaucoup plus loin dans l’harmonisation du droit des affaires, en couvrant des pans plus larges que le projet actuel.
Au final, une écrasante majorité des répondants se prononcent en faveur du 28e régime. (...)
Des syndicats et des partis de gauche aux abonnés absents
L’autre enseignement frappant de cette consultation, c’est l’absence quasi totale des syndicats et de la gauche politique dans le débat. Seulement deux syndicats ont contribué publiquement : la confédération allemande DGB, ainsi que la confédération danoise (the Danish Trade Union Confederation), qui ont vivement dénoncé un projet menaçant les droits des salariés. La DGB rappelle qu’au début des années 2000, le statut de Société Européenne (SE) (voir plus haut) avait été massivement utilisé pour priver les salariés allemands de ce droit (dans 83 % des cas, les entreprises ayant adopté le statut SE l’ont fait pour esquiver la participation des employés).
Mis à part ce cri d’alarme venu d’outre-Rhin, c’est le silence radio du côté des travailleurs. Aucune contribution des grands syndicats français (pas un mot de la CGT, de la CFDT, de FO ou de la CFTC), pas davantage de réactions officielles des partis de gauche. Pendant ce temps, le patronat, lui, s’est bien mobilisé (...)
Pour être juste, signalons qu’au niveau européen, la Confédération européenne des syndicats (CES) a réagi dès mars 2025, en rejetant fermement l’idée d’inclure des dispositions de droit du travail dans un 28e régime. La CES a prévenu qu’elle s’opposerait à tout dispositif qui permettrait de contourner les protections sociales existantes, le droit du travail national ou les conventions collectives au prétexte d’un régime optionnel supplémentaire.
Plus inquiétant encore : aucun responsable politique de premier plan ne semble disposé à monter au front. L’eurodéputée macroniste Valérie Hayer et le vice-président exécutif pour la prospérité et la stratégie industrielle de la Commission européenne, Stéphane Séjourné peuvent même se vanter tranquillement sur les réseaux sociaux du lancement du 28e régime, sans rencontrer la moindre contradiction.
Quoi qu’il en soit, le 28e régime suit son cours. Ce n’est plus une simple idée en l’air (...)
Au bout du compte, en quelques années, un véritable droit fédéral des affaires parallèle aux droits nationaux pourrait voir le jour, sans que presque personne ne s’en aperçoive. Si bataille politique il doit y avoir, c’est maintenant qu’il faut la mener. Une fois la première pierre posée, l’engrenage sera lancé et il sera trop tard pour enrayer la machine. (...)
Des progrès possibles, mais des lignes rouges à ne pas franchir
Reconnaissons pour finir que certaines demandes portées par les entrepreneurs sont légitimes, et qu’il est tout à fait possible de simplifier la vie des entreprises en Europe sans dynamiter les protections sociales. (...)
En somme, oui aux progrès techniques et administratifs – mais non à la casse sociale. Exiger un droit fédéral des affaires sur mesure pour le grand capital – une construction inédite au monde – revient ni plus ni moins à vouloir s’affranchir de toutes les règles nationales conquises par les travailleurs et les citoyens. Les partisans du 28e régime souhaitent une entreprise hors-sol, libérée de toutes les contraintes locales, de toutes les protections nationales, de toutes les préférences collectives forgées par 27 histoires socio-économiques différentes. Jusqu’à présent, aucune société, même dans un État fédéral, n’a jamais bénéficié d’un tel passe-droit – pas même aux États-Unis.
Évidemment, abolir le Code du travail, réduire les droits des salariés ou faire disparaître les syndicats peut rendre un pays plus « compétitif » sur le papier. Mais à ce compte-là, l’Europe se rapprocherait bien davantage du Vietnam que d’hypothétiques « États-Unis d’Europe » – lesquels, de fait, existent déjà sur bien des plans.