
Cher Jean-Marc,
Tu m’écris ce matin au réveil et ta lettre me touche.
Parce que l’on sent la sincérité, mais aussi le désarrois derrière le
volontarisme d’un homme bien qui essaie de faire quelque chose. On sent aussi derrière le « ça va aller... On va s’en sortir » que pourrait
dire un père à ses enfants, quelque chose de très anxiogène pour le
collectif (qui justifie que je laisse une paire d’heures mes occupations du
jour). Bref, tu ne nous dis pas à quel point nous sommes devant une
situation dangereuse.
Comme dans les familles des années 60, le dialogue est difficile avec
vous, décideurs politiques. Parce qu’il part du présupposé que nous ne
pensons pas vraiment, que nous ne sommes pas assez adultes pour comprendre
la situation. Si nous l’étions, pensez-vous, vous vous sentiriez plus
soutenus... Alors que le seul mode de dialogue permis justement par la
hiérarchie que vous mettez entre vous et nous est une certaine agressivité
populaire contre les dirigeants. Celle à laquelle vous êtes blindés par les
conflits de parti. Pas de dialogue donc.
Puisque tu t’adresses à moi, je m’adresse à toi. Et je m’étonne à l’avance
que certains puissent y voir une insolence. Je prends simplement au sérieux
le texte fondateur de notre République. Tu es citoyen premier ministre, je
suis citoyen. J’écris et je m’efforce pas seulement de garder la langue
bien pendue mais aussi les yeux et les oreilles ouverts sur ce pays où j’ai
pas mal enquêté.
Ces présentations faites, le sens de mon message est le suivant. La
crise est bien pire que tu nous le dis car ce n’est pas seulement une crise
économique. C’est une crise écologique aussi, mais c’est une crise
humaine surtout, donc une crise culturelle. Mais bonne nouvelle aussi, il y
a des ressources que tu ne vois pas.
Ce qui ne va pas
Nous vivons (en plus dangereux) une époque comparable à la fin du
moyen-âge, quand les grandes peurs n’avaient pas encore laissé place à la
Renaissance. Un monde économique, fait d’industrialisation et de
consommation s’effondre (et nous sommes dessous). Et nos structures
institutionnelles pyramidales et désuètes nous fragilisent au lieu de nous
protéger. Les comportements de nos dirigeants politiques, totalement
dépendants de leur culture technocratique et des choix d’une
> > technostructure qui leur échappe presque complètement ne sont plus adaptés
à l’évolution du monde et des relations entre les gens. Vous avez tous été
formés à une pensée des Trente Glorieuse qui ne correspond plus au monde.
Une part importante de la société française, mais aussi européenne
s’enfonce dans un hiver inquiétant, mêlant replis identitaires de toutes
natures et précarité, économique mais surtout culturelle. Sur un territoire
désenchanté fait d’étalement urbain insignifiant et de centre commerciaux à
perte de vue, c’est tout un monde ouvrier et de petits salaires qui se sent
trahi et abandonné par la société de consommation qu’on lui avait vendue et
qui n’existe plus que dans la violence du rêve télévisuel. On les abandonne
comme hier les paysans.
Un agriculteur par jour au moins se suicide en France dans l’indifférence
générale. On écoute encore (un peu) les suicides de salariés qui vont au
bout d’une logique où on leur demande de se tuer au travail et maintenant
c’est le tour des chômeurs que l’on considère comme des déviants à
redresser, quand cassés, ils ne veulent pas partir à la guerre économique
qui disloque les liens familiaux et les couples. Quelle vie ont les enfants
de tous ces gens ? Quelle idée du monde adulte ? Quel avenir ont-ils ? Et
on s’étonne maintenant de la violence des adolescents ? Violence tournée le
plus souvent contre eux-mêmes d’ailleurs.
Tous ceux qui sont au côté de cette misère humaine ou au soin de
proximité, fonctionnaires de terrain, enseignants, personnel des
hôpitaux et des maisons de retraite (des mouroirs ?) sont méprisés,
découragés souvent par leur hiérarchie, ses comportements féodaux et ses
privilèges.
En haut, à la télé, protégée dans ses quartiers réservés en ville et par
la chèreté foncière, la nouvelle noblesse de l’argent ne se sent liée
aucunement à tous ceux-là. Aucun lien, aucune responsabilité. Seul compte
s’enrichir et jouir dans la perspective généralement admise par une bonne
part des élites (je ne la confonds pas avec une élite de gens de devoir
comme vous) que nous vivons une certaine fin du monde et que c’est sans
scrupule qu’il faut en jouir personnellement, autant que faire se peut.
Malheureusement pour les gagnants du casino social, la vie humaine ne se
résume pas à profiter. Alors leurs familles hantent les psy et les
psycotropes. TF1 ou la coke, chaque niveau de la société à ses pilules
d’oubli pour tenir. Mais tenir pour quoi ?
Je ne veux pas te déprimer, toi et ton équipe, dans votre difficile
métier. Je t’écris pour vous dire qu’il faut miser sur l’humain en fait et
sur ce peuple créatif de français-es de toutes origines.
Celles et ceux sur qui tu dois miser
Vos ressources humaines, vos alliés sont là où vous ne les voyez pas. Là
où le politique ne comprend pas, là où il ne mise pas. Là où les gens
investissent d’eux-mêmes au milieu du difficile. Là où l’on ne renonce pas
à faire rimer le sens que l’on donne à sa vie et l’intérêt de la
collectivité.
Ils vous demandent juste de modifier la stratégie d’une bataille qui ne
peut plus être gagnée si l’Etat continue à miser d’abord sur les
entreprises du CAC40 au lieu de s’investir au côté de la population. Privilégier
une industrie qui délocalise revient à disperser nos ressources au vla mondialisation, quand c’est la richesse humaine de notre pays qui reste
son moteur de relance. Pas seulement pour le PIB, mais aussi de son BIB
(Bonheur Intérieur Brut).
Quelques pistes ?
Si notre crise est l’effondrement du monde industriel, soutenez
d’urgence la créativité individuelle dans toutes les formes artisanales.
Ils y les créateurs d’objet, les inventeurs, les artistes, les artisans,
toute une classe d’intellos qui se précarise parce qu’elle mise dans ses
recherches, ses projets d’intérêt général, sa création d’emploi. Sans
soutien autre parfois que le RSA. Faite confiance à la classe
précaire-créative. Elle est en difficulté car elle ne renonce pas à
l’intérêt général. Elle cherche juste le sens commun si nécessaire au
travers de projets de vie. Donnez aux individus des outils de travail
collectifs, pour s’épauler, sortir de la solitude et inventer ensemble.
Faites-le en vous inspirant des inventeurs de services publics innovants
comme Le CENT, l’établissement culturel solidaire, de Paris XIIe.
Economiquement très légers, appuyés sur le tissu associatif, ils concilient
les impératifs d’économie des ressources publiques et le développement de
services à tous.
Si notre pays est dans une crise de citoyenneté ? Regardez du côté des
nouveaux français-es. De ceux qui se battent pour venir sur notre
territoire ou pour y trouver une place. Donnez de la voix aux immigrés et
une pleine place à leurs enfants. C’est cela qui régénérera une France qui
a le souffle court car elle ne croit plus elle-même à ses principes
fondateurs. Ecoutez l’élite de votre jeunesse qui se mobilisent dans les
friches artistiques, comme le 6B à St Denis ou l’Ambassade du Pérou à
Ris-Orangis. Pourquoi, au lieu d’une vie confortable, promise par leurs
études d’architectes et d’urbanistes, vont-ils au contact des plus méprisés
du territoire, de ces intouchables que sont en France les Roms ? Parce
qu’ils sentent que c’est à l’extrême qu’il faut témoigner. Que le sang neuf
de la République coule dans les veines des sans-papiers.
Si vous voyez qu’un système de pensée ne fonctionne plus, il faut en
changer. Ayez le courage d’accompagner la libération de la parole, qui
explose partout depuis Internet. Au lieu de conforter les hiérarchies
disqualifiées, confortez la responsabilisation et la prise d’initiative de
chacun à son poste. Misez sur le travail en équipe, sur la
responsabilisation individuelle des enseignants dans leur démarche
pédagogique, des infirmières dans leur expertise. Reconstruisez le tissu
entrepreneurial en misant sur les micros et les petites entreprises.
Soutenez les dynamiques nouvelles de mutualisation.
Misez sur des choses
négligées. Prenez au moins la peine d’entendre les arguments de
l’association Amelior, ceux qui soutiennent les biffins. Ils vous disent
qu’il y a un gisement de richesse dans nos déchets et qu’il ne faut pas
pourchasser (à grands frais pour la collectivité) les pauvres qui vident
les poubelles. Mais au contraire entendre qu’il faut arrêter de
s’empoisonner les bronches en incinérant chaque jour les matériaux qui vont
nous manquer et que nous importons à grands frais. La sobriété écologique
va avec un autre développement.
Si vous croyez que les gens
vivent une terrible solitude individualiste . Misez sur la fête. Des
peuples pauvres dansent ! Nous sommes un peuple en dépression plus encore
qu’en déroute économique. Les français ont été connus dans l’histoire comme
un peuple des plus joyeux. Les habitants de votre pays ne chantent plus
monsieur Ayrault ! Soutenez, protégez toutes les initiatives locales
entravées par la réglementation comme les cafés-culturels par l’empilement
des lois liberticides comme la liberticide loi Voynet. Aidez des petits
lieux de culture qui font un travail de créativité populaire et ont un
potentiel extraordinaire dans les quartiers. Je pense au Lavoir Moderne en
danger à la Goutte d’Or. A la Forge de Belleville stupidement abandonnée au
marché par la Mairie de Paris. Et à des centaines d’autres en France.*
Ce que je vais te dire ne te fera pas plaisir (mais on est pas là pour ça
si je t’ai bien entendu) car cela peut passer pour personnel, le sujet te
tient à cœur. Pardon par avance donc de te dire que c’est aussi ce
qu’essaient de te dire des gens à Notre-Dame-des-Landes. Mais que l’on
essaie de dire à Paris à Delanoë (sans succès) et un peu partout devant
l’autisme du politique. On veut vivre par exemple dans un Grand Paname des
Paris-villages, multiples, conviviaux et pas celui des superstructures
déshumanisées. Les gens de la Nièvre veulent être en prise sur leur
paysage, leur vie quotidienne pas voir les bois du Tronçay rasés pour une
scierie géante. Là encore, au cœur de la Nièvre, le gisement n’est pas
industriel. Il réside dans tout le potentiel d’échange et de rencontres
qu’il y a autour de l’Abbaye du Jouïr et du TéATr’éPROUVèTe..
Le rêve des années 60 est mort un peu partout, on n’attend pas de vous
politiques que vous le ressucitiez car il n’a pas donné forme au bonheur,
mais objet à désespérance. Nous n’avons plus besoin de grands équipements
que vous ne savez plus d’ailleurs comment financer. Arrêtez de croire que
l’on attend du politique de grands travaux. Vous n’êtes pas et ne serez
jamais Louis XIV. Et tant mieux ! Si la République a un sens, ce n’est pas
d’élire le monarque et sa cour. C’est que le pouvoir politique soutienne
l’initiative individuelle là où elle rencontre l’intérêt général. C’est là
qu’est la réserve de ce dont a besoin une grande partie de la société : du
sens, de la reconnaissance, des outils et du soutien, de la visibilité plus
que de l’argent pour se retrouver avec une pauvre vie à consommer des
Nous avons besoin que vous laissiez de la place aux initiatives des gens
d’en-bas, des gens du lieu. Là, dans la vie locale, dans les initiatives
non soutenues des quartiers, là se cache l’emploi que vous appelez.
L’emploi durable et qui ne détruit pas le tissu des rapports sociaux mais
participe à les construire. Car au plus proche, au local, est aussi la
socialisation et l’humanisation des rapports plus nécessaires encore aux
français-es de maintenant.
C’est dans cette approche ouverte de la culture qu’il y a de l’intérêt
général, pas dans l’entre-soi et la distinction des évènements plus ou
moins privés que favorise l’institution aujourd’hui. Les collectivités
territoriales ont largement pris le relai de l’Etat dans le financement
culturel. Malheureusement, sans repères du Ministère de la Culture depuis
plus de 10 ans, elles limitent (a quelques exceptions près) par leur
frilosité la culture à un outil de développement de l’industrie du tourisme
quand ce n’est pas de simple image pour le politique. Monsieur le maire
devenu tout puissant, choisi alors l’artiste instrumenté (au détriment de
l’insolent) et l’invite alors à participer de cette fracture politique que
nous connaissons et qui participe à la désespérance de ce territoire et à
sa défiance envers ses élus. Il y a donc beaucoup à faire pour recoudre au
plus proche, autour de l’intérêt des habitants, le lien entre culture et
politique, mais cela passe aussi par une évolution de la culture politique.
Chiche ?
Pardon d’avoir été beaucoup plus long que ta vidéo, mais je n’ai pas la
vidéo. Tout cela on tente de te le dire, de vous le dire. On ne parvient
pas à se faire entendre, même quand on passe par des canaux proches de toi,
comme le Think-tank Altaïr qui a tout même dans ses travaux levé quelques
lièvres. On se sait s’ils ont touché ton oreille ?
Voilà, tu m’as écrit sans me connaître, je te réponds en te connaissant de
loin. Tu me liras peut-être si tu en as le temps, mais je crois que pas mal
d’autres qui pensent comme moi en seront confortés. Et c’est cela le plus
important.
Tous mes vœux de courage pour ton combat quotidien.
Chaleureusement à toi,
David Langlois-Mallet
langlois.mallet chez gmail.com
Pour acceder aux archives, a l’aide, a la conversion de mail, a la page de
desinscription : http://www.cliclarue.info/#tabs-8