
Sur le scandale qu’a représenté la transformation du conseil des ministres du 21 mai 2025 en conseil de défense, avec la présentation d’un « Rapport classifié », dit « Rapport Retailleau », sur les Frères musulmans, qui apparaît comme une opération politique montée par le ministre de l’Intérieur avec le soutien de l’extrême droite, nous reprenons ci-dessous la tribune publiée par Yazid Sabeg dans Mediapart le 26 mai 2025.
On ne s’attendait pas à lire de la part de cet industriel franco-algérien, ancien commissaire à la diversité et à l’égalité des chances durant la présidence de Nicolas Sarkozy, qui dirige depuis vingt ans une société de services informatiques spécialisée dans la défense et la sécurité, homme de droite assurément, une dénonciation aussi vive de ce Rapport et de ce qu’il signifie. Sa tribune dans Mediapart en constitue une vive critique et pourrait laisser espérer qu’une partie de la droite française se désolidarise de cette machination qui consiste à reprendre purement et simplement, sans aucun fait précis, tout l’imaginaire islamophobe qui était diffusé à l’envi à l’époque coloniale.
« La République des suspects »
Tribune de Yazid Sabeg, ancien commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, publiée dans Mediapart le 26 mai 2025.
Lorsque l’État se met à soupçonner non plus ce qu’un individu fait, mais ce qu’il est, alors il cesse d’être protecteur pour devenir gestionnaire de périls. L’ennemi de la République n’est pas un imam conférencier. Ce n’est pas une enseignante en histoire-géographie. Ce n’est pas une cheffe de service en hôpital public. Ce n’est pas un élu associatif à prénom arabe. L’ennemi de la République, c’est celui qui, au nom d’elle, en dévoie le sens.
Le moment de bascule
Lorsque l’État se met à soupçonner non plus ce qu’un individu fait, mais ce qu’il est, alors il cesse d’être protecteur pour devenir gestionnaire de périls. Lorsqu’il ne gouverne plus au nom du droit, qu’il classe selon l’origine, trie selon les croyances, surveille selon les visages, il réactive sans le dire, au nom d’une République d’apparence, les vieilles hantises ethno-confessionnelles : l’identité comme danger et la pluralité comme menace existentielle.
Ce moment de bascule, nous l’avons franchi sans fracas et sans décrets spectaculaires. Une dissolution ici, une fermeture administrative là, un refus d’agrément, un refus d’habilitation, une stigmatisation insidieuse, des médias complices ou apeurés, des intellectuels ou des commentateurs-experts de connivence avec eux.
S’est instauré un climat de « séparatisme d’ambiance » comme disent les prescripteurs patentés de nos grands « républicains » dévoyés et imposteurs, de gauche et de droite, qui se sont finalement rejoints pour organiser la contre-chouannerie.
Insidieusement, l’inacceptable s’est installé. L’inacceptable, c’est que les mots des Lumières — République, raison, universalité, unité, valeurs — soient aujourd’hui mobilisés comme une simple commodité lexicale pour justifier leur négation concrète : on gouverne par la peur, mais on parle d’émancipation ; on exile symboliquement, mais on jure fidélité à la laïcité ; on discrimine, mais au nom de l’égalité.
Puis est venu le texte de trop : le « rapport classifié présenté en Conseil de défense » (sic) dit déjà « Rapport Retailleau ». Mis en scène comme historique, fondateur, commenté avec solennité par un ministre grisé par une victoire morale à la Pyrrhus, débattu dans les hautes sphères comme s’il s’agissait d’un plan de contre invasion.
Ce n’est pas un événement isolé. C’est le fruit d’une longue dérive. Une dérive vers un État spectral, hanté en plus par le fantasme de l’ennemi intérieur. Une République devenue suspecte d’elle-même.
Ce rapport, nous dit-on, identifie et dénonce un « entrisme musulman ». Rien que cela. Il ne nomme pas des faits, mais une intention ; il ne démontre rien, mais insinue tout. Il n’alerte pas sur des comportements ou des agissements mais sur des existences. Voilà le nouvel ordre des choses : une mise en scène de la menace à partir du simple fait d’être là — musulman, français, visible, éduqué, actif. Trop visible jusque dans nos hôpitaux, trop actif, trop diplômé, trop engagé. Trop français ? Ou mal français ? C’est selon.
Le « rapport Retailleau », les « Protocoles » de l’Intérieur, un faux reposant sur des fantasmes (...)
. Ce texte n’analyse pas : il postule. Il n’observe pas : il projette. Il ne démontre rien : il incrimine tout. Il recompose un complot à partir d’une visibilité, une stratégie à partir d’un curriculum vitae, une menace à partir d’un prénom. Et tout cela avec l’autorité d’un bulletin de la DGSI écrit par un stagiaire en panique.
On y retrouve tous les ingrédients du faux classique : des sources non nommées, des citations tronquées, des trajectoires individuelles reliées par des flèches rouges, des concepts importés sans critique. Et pour faire sérieux : une couche de lexique anthropologique, ce cache-misère des impostures savantes. Est invoquée la « taqîya », ce terme tordu, rabâché par les plateaux télé d’extrême droite, pour expliquer que les musulmans cacheraient leur projet de subversion derrière une façade de citoyenneté paisible. On a connu les Juifs faussement assimilés, on a désormais les musulmans faussement républicains.
Le problème ? C’est que même la « taqîya » n’est pas comprise. Personne ne sait précisément ce que ce mot veut dire – pas même ceux, pédants, qui le mobilisent. Pas grave : il « sonne » arabe, il « fait » savant, il « suggère » la duplicité. Voilà tout ce qu’il faut à ces experts de carton-pâte pour l’inscrire dans un rapport officiel de l’État. Et si ce mot a le malheur d’exister dans le Coran ou dans la tradition chiite ? Peu importe : la France, ce pays si jaloux de ses Lumières, pratique désormais la philologie sélective, la glottophobie performative, la ségrégation linguistique utile.
La posture intellectuelle du rapport est donc celle de l’ignorance drapée dans la toge du soupçon. (...)
Ce texte est moins un diagnostic qu’un signalement. Il est destiné à circuler, à être brandi, à être agité comme un chiffon d’alerte. C’est le document pédagogique rêvé des nouveaux préfets de la « pensée républicaine », qui veulent faire de chaque mosquée un QG terroriste en puissance, de chaque association une cellule dormante, de chaque conscience critique un attentat symbolique. Ce n’est pas de l’analyse. C’est de la dénonciation. Ce n’est pas une grille de lecture. C’est une grille d’exclusion.
On croyait avoir dépassé l’ère des manuels de conspiration. On découvre qu’il suffit d’une élection interne et d’acronymes techno-administratifs pour relancer, en plein XXIe siècle, la fabrique du faux.
Et ce vrai faux, hélas, est sérieux. Il est imprimé, sigle bleu, blanc, rouge pour faire officiel et révèlé. Il se propage, il se cite déjà. il se confie aux militaires. Il est débattu en Conseil de défense, affiché en slide PowerPoint sur les écrans de télévision, sous le regard furibond du Président qui feint de ne pas comprendre pourquoi sa fiction n’est pas encore crédible.
Le Conseil de défense ou la farce d’État (...)
Pendant ce temps, aucun Conseil des ministres. Aucun arbitrage social. La France gouverne par séance de fiction militaire. Les ministres se regardent dans le noir. L’État-major écoute les échos d’un fantasme. Et le président, visiblement séduit par la dramaturgie, promet une suite. Bientôt : Croissant Vert II – Le retour de l’ennemi imaginaire.
Le Conseil de défense devient donc Conseil de dérision. Une République qui se rêve assiégée pour ne pas répondre de ses échecs socio-économiques qui sont eux aussi bien trop réels. On convoque les généraux pour masquer les faillites politiques. On mobilise le lexique de l’urgence pour inquiéter et dissimuler l’impasse morale. On agite les mots « Frères musulmans » comme des grenades sonores, faute de pouvoir nommer les vraies fractures : sociales, scolaires, urbaines, diplomatiques. Tout cela pour un texte sans méthodologie, sans rigueur, sans jurisprudence. Nul et non avenu.
Car ce rapport n’est ni de police, ni d’analyse, ni de renseignement. Il est une fiction à usage politique. (...)
La loi « séparatisme » : le code disciplinaire d’une République méfiante (...)
La République ne protège plus : elle trie. Elle ne discute plus : elle déclasse. Elle ne garantit plus les droits : elle conditionne les appartenances. Le préfet devient juge moral, le ministère devient analyste idéologique, l’administration devient filtre identitaire. Ce n’est pas l’État de droit qui est menacé. C’est son usage qui est méthodiquement corrompu. On applique la République comme un algorithme : plus ou moins intensément, selon la consonance du prénom, l’opacité du voile, la verticalité d’un engagement.
Bruno Retailleau n’a pas inventé cette matrice. Il en est l’émanation la plus récente. (...)
Et quand la loi ne peut, constitutionnellement, désigner l’ennemi, il faut l’inventer autrement. On convoque le Conseil de défense pour un rapport d’ambiance. On théâtralise la menace. On scénarise l’infiltration. La loi, alors, devient répétition générale de l’exception. Et l’exception devient le mode de gouvernement. La République, elle, se dissout dans l’opacité des circulaires, des arrêtés, des tracts administratifs. Une fiction d’égalité pour ceux qui continuent d’y croire. Un décor pour ceux qui la vivent comme une injonction à se taire.
Une tragédie républicaine réduite à un acte politique grotesque (...)
Pour une riposte intellectuelle, juridique et symbolique
À l’exception de quelques figures nationales ou de la gauche insoumise, la classe politique française est complexée, dépassée par sa base électorale socio-culturelle. Elle est surpassée par le poids de ses échecs socio-économiques et culturels. Il y a peu à attendre pour déjouer le piège de cette ruse de l’histoire… qui se répète.
Il faut surtout, une contre-offensive intellectuelle. Car ce rapport, ce Conseil de défense, cette mise en scène paranoïaque, ne sont pas seulement des dérives. Ce sont des constructions. Et ce qui est construit peut être déconstruit.
Il faut convoquer les historiens, les juristes, les philosophes, les chercheurs. Il faut produire des textes, des tribunes, des colloques, des éditions critiques. Il faut rappeler les précédents historiques : les Protocoles, les FSNA, le décret 9066, le MacCarthysme, la guerre d’Algérie, les recensements coloniaux. Il faut nommer ce moment : un moment de rupture.
Il faut que les grandes institutions savantes — le Collège de France, l’ENS, les facultés de droit, les instituts de recherche — prennent position. Il faut que les magistrats, les avocats, les hauts fonctionnaires non soumis, les universitaires, les écrivains, les penseurs, fassent bloc.
Il faut lancer une revue. Écrire un livre noir du séparatisme d’État. Établir l’anatomie complète de cette entreprise de stigmatisation bureaucratique.
Il faut retourner la langue contre ses auteurs. Utiliser la rigueur contre la bouillie. Utiliser la République contre ses usurpateurs. Utiliser l’ironie contre l’absurde.
Car si nous ne le faisons pas, d’autres le feront à notre place — et mal.
Nommer l’ennemi de la République
L’ennemi de la République n’est pas un imam conférencier. Ce n’est pas une enseignante en histoire-géographie. Ce n’est pas une cheffe de service en hôpital public. Ce n’est pas un élu associatif à prénom arabe. Ce n’est pas un étudiant qui lit les classiques en khâgne et récite la fatiha chez lui.
L’ennemi de la République, c’est celui qui, au nom d’elle, en dévoie le sens. C’est celui qui produit des textes sans rigueur pour nourrir des exclusions sans fin. C’est celui qui gouverne par fantasme, classe par nom, et administre par soupçon.
Ce rapport est une trahison. Ce Conseil de défense est une imposture. Cette mise en scène est une injure à l’intelligence.
Et ce moment, nous devons le graver dans la mémoire politique. Non comme un accident. Mais comme un symptôme. Une leçon. Un avertissement.
Si nous cédons, la République cessera de s’adresser à tous. Elle parlera au nom d’un nous réduit, clos, amputé. Et ceux qu’elle exclura n’auront pas déserté : ils auront été excommuniés.
Alors oui : il faut faire date. Il faut écrire avec la dérision en plus. L’absurde en renfort. Le grotesque comme miroir.
Parce qu’on ne défait pas un mensonge d’État seulement par des faits. On le défait par la vérité. Et aussi, parfois, par le rire.
Un rire dur, froid, lucide. Un rire qui tranche comme un couperet. Un rire qui dit : nous savons. Et nous ne céderons pas.
Yazid Sabeg, Ancien Commissaire à la Diversité et à l’Égalité des Chances