
Suite à la suppression des journaux nationaux de France 3, branle-bas de combat à France Télévisions. Depuis plusieurs années, conséquence de la fusion des rédactions nationales de France 2 et France 3, des journalistes se retrouvent placardisés et relégués à faire des micros-trottoirs. Beaucoup d’entre eux se sentent dépossédés de leur métier et parlent de violence sociale. Une dérive qui se répercute sur la qualité de l’information et sur les choix éditoriaux. Malgré les alertes, notamment de la Société des journalistes de France 3, la direction ne semble pas prendre la mesure du problème.
(...) « Violence sociale », « déqualification », « souffrance », les mots sont forts ce jour-là face à Alexandre Kara, Muriel Peynet, directrice de la rédaction nationale, et Audrey Guidez, directrice des ressources humaines de l’information. Le mal-être exprimé par les journalistes de France Télévisions s’avère profond et partagé. Quand les représentants syndicaux et les membres de la SDJ exposent la vingtaine de témoignages de journalistes en souffrance, Alexandre Kara les balaie d’une phrase : « 24 témoignages anonymes, ça ne vaut rien. » Énième preuve, peut-être, du management problématique de cet ancien journaliste d’Europe 1 et Paris Match, nommé directeur de l’information du groupe en octobre 2022.
Une problématique est au cœur de la discorde : depuis plusieurs années, et encore plus depuis l’arrêt des journaux télévisés nationaux de France 3 en septembre 2023 (le “12/13” et le “19/20”), beaucoup de journalistes seniors avec plus de 20 ans de carrière ayant le statut de « grand reporter » se retrouvent placardisés. (...)
Dans la même réunion, les représentants des journalistes s’inquiètent du manque de diversité dans les reportages : « Exemple de sujets impossibles à faire exister à l’antenne : le quotidien des habitants des banlieues sans les stigmatiser, des habitants des banlieues qui réussissent. Pourquoi nous empêcher de travailler et de mettre en lumière ces Français qui se sentent invisibilisés à l’antenne ? » demande un journaliste au directeur de l’information. Réponse d’Alexandre Kara : « Des propositions ont été faites. On doit travailler plus là-dessus. » Mais pour un membre de la SDJ, qui souhaite garder l’anonymat, malgré les promesses de la direction, rien ne change : « Alexandre Kara est tout sourire devant nous mais derrière il ne fait rien. Il est hors-sol. » s’énerve-t-il.
Ces désaccords éditoriaux sont aussi nourris depuis plusieurs mois par la couverture des massacres commis à Gaza par l’armée israélienne : « On fait des tunnels sur la météo, sur les premières neiges, mais quand Netanyahu est ciblé par la Cour pénale internationale (CPI), ça fait 1 minute dans le journal », nous confie un responsable syndical. (...)
Cette réunion avec la direction de France Télévisions fait suite à la collecte, par la Société des journalistes de France 3 (qui a souhaité maintenir son autonomie malgré la fusion), d’une multitude de témoignages de membres de la rédaction. Tous ont préféré garder l’anonymat par crainte de potentielles représailles de la direction. Pour rappel, en juin dernier, comme l’avait documenté Blast, 5 journalistes avaient été sanctionnés pour avoir signé une tribune appelant à faire front contre l’extrême droite.
Si ces témoignages ont chacun leurs spécificités, tous décrivent un même mécanisme et font part d’une même incompréhension : « Mépris, exclusion, déqualification, ou comment résumer en trois mots mon quotidien de journaliste de la rédaction nationale. » Une sensation de descente aux enfers, notamment imposée aux anciens journalistes de la rédaction nationale de France 3, organisée par les ressources humaines et la direction sans offrir aucune explication tangible. « J’ai vu d’autres grands reporters que je respecte beaucoup, se faire maltraiter avant moi. France Télévisions est devenu un abattoir. C’est d’une violence inouïe. »
Au cœur de ces souffrances, l’impression d’une expertise qui n’est plus du tout mise à contribution (...)
Ce déclassement se répercute sur la qualité des productions. Les déplacements en France et à l’étranger pour effectuer des reportages de terrain ont été réduits (...)
. Objectif : se débarrasser d’une partie des effectifs. » Et, face à cette situation, nombre de journalistes sont sidérés : « Je vois mes collègues les plus compétentes, les plus investies dans leur travail, craquer une à une… Les alertes sur leur santé s’enchaînent sans susciter la moindre réaction. C’est probablement l’aspect le plus vertigineux d’ailleurs : découvrir que ces pratiques managériales, qui ressemblent fort à du harcèlement moral, semblent validées par la RH et la direction. »
Faire des économies contre l’information
Ces témoignages de souffrance et de colère sont présentés comme la conséquence tragique de la fusion de la rédaction de France 3 nationale et de France 2, actée en 2012. Une réforme imaginée par l’ancien directeur général du groupe Rémy Pfimlin et l’ancien patron de France 2, Thierry Thuillier, aujourd’hui directeur de l’information de TF1. L’objectif était de faire des économies, bien sûr, mais aussi de faire rentrer les journalistes dans le rang (...)
Ce management violent, guidé par la réduction des coûts, a modifié en profondeur le travail des journalistes. « Taylorisation », « brutalité », des mots utilisés par les équipes pour décrire la disparition progressive des « reportages unitaires », c’est-à-dire des reportages menés de bout en bout par la même équipe. Par souci d’efficacité, les sujets diffusés dans les Journaux télévisés (JT) sont découpés en plusieurs étapes distinctes : une équipe est envoyée sur le terrain pour capter des images, et une autre est chargée de les monter et de les mettre en forme au siège. Une nouvelle séparation entre le terrain et le montage (comment raconter correctement quelque chose que l’on n’a pas vu, pas senti ?) qui permet aussi davantage de contrôle (...)
Une ambiance qui se décline jusqu’aux conférences de rédaction, les espaces de discussions entre journalistes dans lesquelles les sujets à traiter sont décidés collégialement. Des réunions ouvertes, sur le papier, mais qui se révèlent en fait peu permissives : « Seuls les chefs de service y participent et s’ils sont censés faire remonter les propositions de sujets de leur service aux rédacteurs en chefs, ce sont en fait souvent eux qui reviennent avec des demandes explicites de la part des chefs », nous livre un membre de la Société des journalistes de France 3. (...)
« Aujourd’hui, on rentre notre proposition de sujet dans une case sur un logiciel. Au bout de quelques minutes, on reçoit une pastille rouge, ou une pastille verte, en fonction de si le sujet est accepté par les chefs ou non ». Un processus qui ne laisse, en effet, que peu de place aux discussions.
Compétition, violence, contrôle et une information qui, par la même occasion, perd en qualité et en diversité. La même formule, toujours, mise en place dans les services publics avec obstination, sans que les décideurs publics jugent opportun de réfléchir à un changement de cap. (...)