
(...) Comment je suis devenu chroniqueur sur BFM TV
Comme le résume le site de critique des médias Acrimed, l’émission se révèle être un cirque cacophonique abrutissant : il y a trop d’invités de droite, trop de thèmes de droite, trop de chroniqueurs de droite ; un ancien de CNews, un « Vallsiste » au premier degré et fier de l’être, une dessinatrice proche « des idées d’Anne Hidalgo », une membre du très libéral Institut Montaigne dont le rapport au réel se limite aux sondages Ifop. Une belle team de chroniqueurs « déjà dans le taxi » au moindre texto de la programmatrice.
L’objectif de l’émission : balancer sa punchline en quelques secondes, couper la parole, parler plus fort que son voisin.
(...) que se passe t-il chez BFM TV quand on est un jeune chroniqueur maghrébin (détail important, j’y reviendrai plus tard) étiqueté « à gauche » et infiltré chez l’ennemi ? (...)
Quand Ruquier m’écrit sur Twitter fin août afin de me proposer d’être l’un des chroniqueurs de sa future émission de débat, je me dis que c’est une belle occasion de découvrir le fonctionnement interne d’une grande chaîne. Un média que nous avons souvent critiqué pour son traitement médiatique antisocial et favorable à la macronie, à l’image de l’ensemble de la télévision française – à de très rares exceptions près. (...)
Première déconvenue : le patron blazer col roulé et baskets blanches de BFM, Marc-Olivier Fogiel, mécontent des articles sur sa chaîne dans Frustration, souhaite avant même le démarrage de l’émission m’éjecter de cette orgie télévisée. Mais Ruquier insiste pour me garder. Fogiel devait sans doute être inquiet à la lecture de l’éditorial « Tout le monde déteste BFM TV », découvert par ses « collaborateurs » zélés après plusieurs heures d’enquête et d’intenses recherches Google.
Payé au tarif arabogaucho de service (...)
Les maghrébins et les noirs sont vigiles, les cerbères des grands médias, ou font le ménage – comme à France télévisions et à Radio France : réalité. Les maquilleuses, pressées par le temps d’antenne et pas très bien rémunérées, se plaignent de certains invités ou éditocrates, « impolis » et « pédants », même s’il y a aussi des gens « sympas » et « respectueux (...)
Je suis payé 200 euros brut l’émission, soit environ 150 euros net. À priori, la rémunération est sans aucun doute calculée en fonction de sa notoriété télévisuelle. 150 euros une émission que l’on doit préparer plusieurs heures avant ; avec un positionnement politique contestataire minoritaire en plateau, ça bouffe toute la journée. Sans compter les heures supp’ à scroller sur les réseaux sociaux les éventuelles insultes racistes ou remarques classistes. En somme, le tarif arabogaucho de service. J’enfile ma casquette syndicale et demande à ce que l’on soit augmenté : wallou (...)
Le jour même, vers 12h, on m’annonce qu’il y aura un autre chroniqueur, Charles Consigny, ainsi que deux autres invités. Résultat : on me ment sur le nombre de personnes présentes en plateau, bien davantage que prévu. Le casting surprise : l’éditorialiste Anna Cabana de la chaîne d’extrême droite israélienne I24 news du même groupe que BFM – Altice media - ; l’avocat Arno Klarsfeld, ancien sarkozyste grand amateur de rollers, deux éditorialistes interchangeables, deux invités également interchangeables. Le plateau est encore plus militarisé que d’habitude : tout va bien.
À l’entrée du siège de BFM, on me fouille de bas en haut comme si j’allais prendre l’avion, ce qui n’est pas le cas de mes collègues. (...)
l’arabe que l’on est est toujours suspect. Qui sait, je suis peut-être un membre infiltré du Hamas déguisé en beurgeois pour l’occasion. (...)
En plateau, on me coupe régulièrement la parole et je peine à argumenter : les centaines de morts palestiniens tués par l’armée israélienne rien qu’en 2023 et les dizaines de milliers les années précédentes, 2400 décès rien qu’en 2014 et la tour Eiffel qui ne s’est pas illuminée aux couleurs de la Palestine, les expropriations de terres et les vies volées, nos gouvernants complices de crimes de guerre. Je déplore les pertes civiles israéliennes et je « condamne les attaques du Hamas » afin de pouvoir contextualiser et leur faire condamner la violence coloniale israélienne initiale. C’est toujours aux dominés de « condamner » et de s’indigner d’actes perpétrés en réaction à des violences quotidiennes de longues dates produites par les dominants, jamais le contraire. (...)
Je tente une démonstration ambitieuse : en quoi c’est le colonisateur qui fixe le degré de violence d’un conflit colonial, comme la France avec le Front de libération national (FLN) pendant la guerre d’indépendance algérienne ; l’apartheid en Israël et les nombreuses condamnations internationales. Arno Klarsfeld rétorque : « Vous pouvez aussi rejoindre le Hamas si vous voulez ». Première insulte raciste, aucune objection en plateau. Anna Cabana se lance dans une démonstration de la preuve par la France insoumise et la Palestine de la véracité du concept pété d’islamogauchisme, inauguré par son compagnon Jean-Michel Blanquer (...)
Ouf, moment de répit : une page de publicité. L’éditorialiste Thierry Arnaud, à ma droite, en profite pour me montrer le texto qui vient de s’afficher sur son portable. Je lis vaguement Arthur Dreyfuss, le patron d’Altice media, qui déclare que je mens et qu’il n’y a pas de colonisation à Gaza. Une jolie tentative d’intimidation sur fond de pubs de barres Kinder et de couches Pampers (...)
Les chaleureux messages que j’ai reçu émanent de personnes qui n’ont pas changé d’avis en écoutant mes arguments. (...)
Mais lors de cette expérience télévisuelle, j’ai davantage reçu des messages d’injures racistes publiques sur les réseaux sociaux et dans mes messageries privées : « sale arabe » ; « fais gaffe à toi à défendre les Palestiniens » ; « degage chez tes moukers et tes biques », « moukers » signifiant « pute » en Algérie. Sans doute des nostalgies mal digérées du passif colonial français. « Selim Derkaoui origines » et « origines des parents » sont ainsi dans le top cinq des recherches Google. Traduisons-les : « Selim est-il Algérien, terroriste, violeur, voleur de biques et de bicyclettes ? ».
Au bout de seulement quatre émissions – Ruquier a lui-même annoncé son départ de la chaîne deux mois plus tard -, il était temps de partir et d’éteindre une bonne fois pour toute la télévision. En continu. (...)